Concours de nouvelles 2017 : « Omission »

“Moi, je suis contre la démo­cra­tie !”, s’écria-t-elle en bran­dis­sant l’éponge comme un sceptre royal.

Elle res­ta un ins­tant ain­si, le poing en l’air, les dents ser­rées, alors que l’eau s’échappait à grosses gouttes de l’éponge pour créer des flaques invi­sibles sur le car­re­lage de la cui­sine. Elle lais­sa s’échapper dix secondes, peut-être vingt ou trente. Elle-même n’aurait pas su le dire. La concen­tra­tion balayait le décompte, et la durée s’effaçait presque devant les yeux déter­mi­nés de Léa.

Puis elle pous­sa un cri de déses­poir en lan­çant vio­lem­ment l’éponge contre la vais­selle qui s’était amon­ce­lée dans l’évier cette semaine. De l’eau s’en échap­pa lors de l’impact et trem­pa un peu plus le car­re­lage de la petite pièce. Non ! Non, elle ne l’avait pas. Elle n’était pas ce monarque, fier et impi­toyable. Elle ne par­ve­nait pas à le sai­sir. Et juste à cause de cette réplique ! Une seule et unique phrase pro­non­cée par l’étudiante qui ren­dait le rôle creux. Vide ! Et le public de crier au scan­dale et de deman­der le rem­bour­se­ment de son ticket. Mer­ci Léa, chu­cho­ta-t-elle sur un ton accusateur.

— Tout va bien ? deman­da sa jeune sœur, atti­rée par le vacarme ambiant.
— Oui, oui, répon­dit Léa en fai­sant la moue. Tu sais, c’est pour la pièce…
— Oh encore ? C’est quand les auditions ?
— Mer­cre­di prochain.

Sa propre annonce avait le poids d’une enclume, d’un paque­bot entier, ou pire, d’une baleine à bosse. Y avait-il quelque chose de plus lourd que cet ani­mal et qui décri­rait mieux la situa­tion ? se deman­da un ins­tant Léa. Puis elle se dit que cela suf­fi­rait bien. Il lui res­tait cinq jours. Pas un de plus.

Garance ten­ta de l’apaiser et de balayer l’immense baleine qui était appa­rue figu­ra­ti­ve­ment dans la pièce. Elle pro­non­ça des mots doux, des phrases ras­su­rantes. Mais rien n’y fai­sait. La ten­sion se lisait sur le visage de la jeune fille.

Il fal­lait avouer que la situa­tion n’était pas à son avan­tage. Cinq jours avant les audi­tions annuelles de la troupe pro­fes­sion­nelle dans laquelle elle ten­tait de ren­trer. Après des années de spec­tacles sco­laires, Léa vou­lait plus. Et tout le monde l’en savait capable. Excel­lente actrice, elle pou­vait se méta­mor­pho­ser sur scène : cacher ses boucles blondes pour deve­nir le concierge d’un immeuble, ou ajou­ter du rouge sur ses lèves pour se trans­for­mer en nou­velle chan­teuse pop. Elle trans­fé­rait chaque émo­tion à son audience et fai­sait vivre les per­son­nages qu’elle incar­nait. Nous pour­rions écrire de nom­breuses lignes encore sur l’étudiante, mais elles se résu­me­raient à celle-ci : elle avait du talent.

Cepen­dant, la phrase “Moi, je suis contre la démo­cra­tie” ne pas­sait pas. Après un mono­logue de plu­sieurs dizaines de lignes, repré­sen­tant le dis­cours du monarque devant ses conseillers, ces six mots tom­baient, comme une pierre, et emme­naient avec eux la magie du spec­tacle. Fal­lait-il les pro­non­cer en criant, en frap­pant du pied, ou au contraire les chu­cho­ter, comme une menace silen­cieuse ? Léa avait l’impression d’avoir tout essayée, et que rien n’avait fonc­tion­né. Elle était le mathé­ma­ti­cien qui cher­chait à démon­trer sa théo­rie, qui pas­sait ses nuits à noir­cir des feuilles de papier, sans résul­tat. Quelque chose lui échappait.

Elle conti­nuait ses logor­rhées inter­mi­nables dans la cui­sine, le salon, dans sa chambre ou sur le che­min pour aller en cours. Elle connais­sait son texte sur le bout des doigts et com­men­çait à acqué­rir une flui­di­té impres­sion­nante. Mais les jours filaient et la date fati­dique se rap­pro­chait. Au début, elle avait gar­dé espoir, pen­sait être capable de trou­ver une solu­tion miracle. Mais cette douce lueur s’affaiblissait de plus en plus chaque heure. Ah, ce sale espoir. Il nous tient debout, nous élève. Jusqu’à la chute. Et elle peut être brutale.

Comme la gri­mace d’une meilleure amie la veille des audi­tions, lorsqu’elle entend la der­nière phrase du fameux monologue.

“Oh non, ne fais pas cette tête, je t’en sup­plie !” brailla la jeune blonde, désespérée.

Et son audi­toire, consti­tué de l’unique per­sonne qui pou­vait la sor­tir de ce gouffre aujourd’hui, des­si­na son plus gro­tesque sou­rire fac­tice. Vous le connais­sez très bien, celui où les lèvres touchent presque les oreilles du sujet, et où les dents de la mâchoire infé­rieure res­tent indé­nia­ble­ment col­lées à celle de la mâchoire supé­rieure. Catastrophe.

Le poids de la baleine tom­ba de nou­veau sur les épaules de la petite actrice en herbe. Impos­sible, elle ne pour­rait pas réus­sir à convaincre le len­de­main. La scène serait absurde et gro­tesque. Et elle ne venait pas pour un rôle dans une pièce d’Alfred Jar­ry. Elle se réser­ve­rait de la honte que cette audi­tion entrai­ne­rait. Au moins pour­rait-elle peut-être pos­tu­ler de nou­veau l’année suivante.

Sa déci­sion était prise. Elle n’irait pas cla­mer son texte demain matin.

En arri­vant dans son appar­te­ment, au bout de l’avenue Condor­cet, elle n’osa pas infor­mer sa petite sœur de son aban­don, par peur que cette der­nière ne tente de la convaincre. Elle avait tout sauf envie de se jus­ti­fier, ce soir.

Léa étei­gnit le réveil qu’elle avait pré­vu pour le len­de­main et s’emmitoufla sous la couette.

— Hé, lève-toi, tu vas être en retard… rous­pé­ta Garance en secouant son aînée.
— Hum, grom­me­la l’endormie, j’y vais pas.
— Com­ment ça ? Bien sûr que si !
— Non… Il y a tou­jours cette phrase, tu sais… J’y arrive pas.

Garance se rele­va et réflé­chit un instant.

“J’ai une idée”, annon­ça-t-elle avec un sou­rire victorieux.

Et en moins de deux minutes, Léa avait attra­pé sa fine sacoche noire, était sor­tie et cour­rait main­te­nant dans les rues de la ban­lieue lyonnaise.

Elle arri­va dans la salle d’audition une ving­taine de minutes plus tard, en sueur, mais déter­mi­née. Le jury l’invita à entrer. Ils étaient quatre, assis der­rière de vieilles tables ban­cales. L’un d’eux devait être le met­teur en scène. À nous deux, lui lan­ça-t-elle mentalement.

Le plus petit des quatre, celui qui se tenait assis à gauche, lui annon­ça les trois pas­sages qu’elle devrait leur pré­sen­ter ce matin. Bien sûr, le mono­logue en fai­sait par­tie ; c’était le moment cru­cial de la pièce.

Léa, qui s’était déjà trans­for­mée en majes­tueux monarque, pro­non­ça les pre­miers mots avec une aisance remar­quable. Ceux qui la connais­saient bien auraient déjà sen­ti les boucles blanches d’une per­ruque du XVIIIe siècle appa­raitre sous sa che­ve­lure bonde, et son teint se pâlir pour rejoindre la mode de l’époque. Elle enchaî­na faci­le­ment les phrases sui­vantes et per­ce­vait une appro­ba­tion cer­taine dans les regards de son audience.

L’heure du mono­logue son­na. Elle lan­ça figu­ra­ti­ve­ment une pièce dans les airs, en guise de défi au met­teur en scène. Pile, c’était la vic­toire. Face, et elle ren­tre­rait chez elle ridiculisée.

“Mes chers conseillers…” commença-t-elle.

La pièce vir­tuelle vire­vol­ta au-des­sus d’elle pen­dant toute la ving­taine de lignes qui la sépa­raient de l’expression fati­dique. Enfin, Léa arti­cu­la chaque mot de la pénul­tième phrase, comme pour annon­cer que la sen­tence était proche. Et elle quit­ta la salle tout de suite après, lais­sant les quatre hommes — qui, inutile de le pré­ci­ser, connais­saient le texte mieux qui qui­conque — dans l’incompréhension la plus totale.

La pièce était tom­bée dans la main de la jeune fille. Pile ou face ? Elle revint auprès des jurés pour connaître le résul­tat de son dan­ge­reux jeu de hasard.

— Made­moi­selle, mer­ci pour votre inter­pré­ta­tion. Mais pour­quoi n’avez-vous pas dit la der­nière phrase ?
— Oh mon cher ami, le cou­pa son voi­sin de droite, je ne pense pas que nous ayons besoin de jus­ti­fi­ca­tion ! Cette omis­sion, c’était d’une ter­rible har­diesse ! Et une grande réus­site. Bra­vo, bra­vo made­moi­selle. Bien­ve­nue dans notre troupe.

C’était pile. Et les larmes de joie de cou­ler sur le visage de Léa. Audaces for­tu­nea juvat.

Sophie Legras

Concours de nouvelles 2017 : « Deux petits tours et puis s’en revient »

C’est le début de l’été, mais sur la peu sym­pa­thique et très sep­ten­trio­nale île de Sval­bard, je peux vous assu­rer que les ours polaires n’ont jamais enten­du par­ler de tem­pé­ra­tures posi­tives. Je me gèle les gre­lots, même avec le chauf­fage à fond. À pré­sent, je suis défi­ni­ti­ve­ment convain­cue que le chan­ge­ment cli­ma­tique est un canu­lar. Map­py m’indique que je suis arri­vée à des­ti­na­tion, je gare donc mon héli­co­ptère, enfile mes pelures, et ras­semble mon cou­rage. Ce n’est pas parce qu’on est blonde aux yeux clairs qu’on est néces­sai­re­ment résis­tante au froid.

Effec­ti­ve­ment, se dresse devant moi un impo­sant van­tail d’acier, nan­ti d’un inter­phone. Il n’y a que deux bou­tons. Le pre­mier indique “Père Noël”. Encore un sym­bole du patriar­cat, de l’exploitation des tra­vailleurs et de l’assistanat. Le rouge Coca-Cola de l’étiquette me file de l’urticaire. Le second, “S & V : le pou­voir sans trop se fou­ler”, est autre­ment plus pro­met­teur. Je le presse donc avec conviction.

“C’est pour quoi ?” arti­cule une voix caver­neuse. La per­sonne qui en est à l’origine est affli­gée de graves pro­blèmes res­pi­ra­toires. Sans doute le cli­mat ? Une petite cure ther­male lui ferait le plus grand bien.

“J’ai ren­dez-vous à 13h avec mon­sieur Sédi­tieux,” m’empressé-je de répondre. J’espère que ce sous-fifre ne va pas me faire attendre. Mon inquié­tude est infon­dée, il fait bien son bou­lot et la porte cou­lisse, me livrant le pas­sage. Le gars de l’interphone m’attend, plan­té au milieu d’un grand hall. Il est tout noir, tout en noir en tout cas. Encore un bou­lot peu qua­li­fié qui ne va pas à un local, de quoi me héris­ser les poils. Et puis les ser­vi­teurs exo­tiques, c’est un peu pas­sé de mode.

“Mon­sieur vous attend,” m’indique-t-il en dési­gnant une nou­velle porte sta­tuaire. Une chose est sûre, mon hôte a un cer­tain goût pour le monu­men­tal. Ça me plaît bien. Je l’ouvre donc et pénètre dans un vaste bureau.

“Ah, Marine ! Je vous atten­dais avec impa­tience. Pre­nez place, je vous en prie.”

“Mon­sieur Sédi­tieux, c’est un hon­neur.” Réponds-je en lui ser­rant la main. Heu­reu­se­ment que je ne viens pas cher­cher des conseils en der­ma­to­lo­gie, ses rides sont assez immondes. Son cos­tard noir fait res­sor­tir le teint pâle de son visage, au-des­sus duquel quelques che­veux épars se battent en duel. Ses len­tilles rouges sont du plus bel effet.

“Pas de ça entre nous, vous pou­vez m’appeler Dark. J’ai lu votre dos­sier avec atten­tion, et votre pro­blème est effec­ti­ve­ment com­plexe. Mais j’ai de l’expérience en la matière. Prendre le pou­voir dans une démo­cra­tie, ça me connaît. À vrai dire, moi, je suis contre la démo­cra­tie. Quelle idée de confier le choix de la direc­tion d’un pays à une majo­ri­té d’imbéciles décul­tu­rés votant pour une mino­ri­té de connards cor­rom­pus ! Sans vou­loir vous offen­ser, bien sûr. Avec un bon empire, on n’a pas ce genre de pro­blèmes, votre ancêtre à bicorne et moi-même ne pré­ten­dons pas le contraire. Et j’ai cru com­prendre que le che­min des urnes vous a encore failli…”

Il sait appuyer là où ça fait mal, avec son petit ton condes­cen­dant. Salo­pe­rie de second tour.

“Oui, c’est le pro­blème avec le peuple” répli­qué-je, “Il par­vient le plus sou­vent, même si c’est au der­nier moment, à retrou­ver un peu de bon­té et de bon sens au plus pro­fond de lui-même.”

“La part de lumière, c’est tou­jours une dif­fi­cul­té majeure. Mais pas insur­mon­table, regar­dez votre col­lègue à l’occiput oran­gé. Grâce un sys­tème pour­ri, un cli­mat social dégueu­lasse, une popu­la­tion abru­tie et mes bons conseils, il est par­ve­nu à ses fins. Vous avez déjà consta­té qu’il est bien plus aisé de rem­por­ter la vic­toire en se basant sur la déma­go­gie, en exci­tant les craintes, en esqui­vant la réa­li­té des faits et en for­mu­lant des pro­messes vides. Il a pous­sé la logique encore plus loin en pre­nant le sys­tème à revers, en men­tant impu­né­ment et en s’arrangeant sim­ple­ment pour que les cas­se­roles de ses adver­saires fassent beau­coup plus de bruit que les siennes.”

Ce cher Donald. Sa fan­tasque che­ve­lure, son regard torve, son dis­cours si plai­sant à mes oreilles. Son si reten­tis­sant suc­cès. S’il me lais­sait juste ma chance, les choses que je lui ferais… Mes fré­mis­se­ments ne sont plus dus au froid. Je dois paraître un peu per­due dans mes pen­sées, puisque Dark reprend :

“Mais pas­sons. Nous n’avons ni l’un ni l’autre envie d’attendre cinq ans avant de ten­ter à nou­veau notre chance. Alors, voi­là ce que nous allons faire…”

Deux heures plus tard, alors que je sors de la pièce, je me sens revi­go­rée, prête à repar­tir au com­bat. Cette nou­velle stra­té­gie, ce nou­vel angle d’attaque va enfin me per­mettre d’atteindre le som­met qui me revient de droit. Quelle bonne idée j’ai eu de faire confiance à cet ano­din tract trou­vé un beau matin dans ma boîte aux lettres ! Après avoir pris quelques ren­dez-vous d’avance et salué cha­leu­reu­se­ment mon nou­veau men­tor, je monte dans mon Écu­reuil, dont les pales m’arrachent du sol gelé. Fran­çais, fran­çaises, ser­rez les fesses, Marine est loin d’en avoir fini avec vous.

Maxence d’Hauthuille

Concours de nouvelles 2017 : « Nouvelles planètes »

Alors que Relief s’installait près du hublot, il réflé­chis­sait à un moyen de rat­tra­per cette situa­tion. Voi­là deux jours qu’ils dis­cu­taient, lui et les repré­sen­tants des dif­fé­rentes pla­nètes, prin­ci­pa­le­ment de celles proches de Juh­li, évi­dem­ment concer­née par cette affaire. Le roi Juh­lien était éga­le­ment de la par­tie lui, puisque c’était lui que l’on essayait de convaincre. Jamais Relief n’avait ren­con­tré un homme aus­si bête et dan­ge­reux à la fois. Il avait une confiance aveugle en ses capa­ci­tés, bien que celles-ci soient limi­tées, une envie irré­sis­tible de conquête et sur­tout, et c’était bien là le nœud du pro­blème, la 4e puis­sance mili­taire de la galaxie à sa disposition.

Les der­nières heures avaient été inutiles. On était pas­sé de “Je veux qu’on me res­pecte” à “Je veux qu’on me res­pecte plus”. Remar­quez, Relief avait déjà réus­si à incul­quer dans son crâne de moi­neau que les gens autour de la table le res­pec­taient. On dit qu’il faut prendre le temps d’apprécier les petites vic­toires, c’est pour­quoi il avait deman­dé au conseil une courte pause afin de se reposer.

Il n’avait pas l’habitude d’avoir du mal à expo­ser ses idées. D’habitude, en tant que repré­sen­tant de Felienne, l’une des pre­mières puis­sances éco­no­miques de la région, on écou­tait ce qu’il avait à dire, et on s’accordait sur sa posi­tion. Tout le monde savait ce qu’il en coû­tait de s’opposer à eux. C’était le blo­cus éco­no­mique immé­diat, si ce n’est l’assassinat du lea­der récal­ci­trant. Mais cette fois-ci, il y avait du métal en jeu. Beau­coup de métal. Et du métal très impor­tant pour la construc­tion des vais­seaux. L’assassinat poli­tique n’était donc pas une option, et la guerre éco­no­mique les aurait affai­blis au moins autant que Juhli.

La situa­tion était donc au point mort et son gou­ver­ne­ment l’avait char­gé, lui, de trou­ver une solution.

Il enten­dit frap­per à sa porte. Regar­dant l’heure au pla­fond, il com­prit qu’il s’était assou­pi quelques minutes de trop.

— Qu’est ce que c’est ?

— Mon­sieur, la séance va reprendre.

— J’arrive tout de suite.

Quelques minutes plus tard, il était dehors en com­pa­gnie du jeune homme qui l’avait réveillé.

— Rap­pe­lez-moi votre nom vou­lez-vous ? Je sais que vous êtes le nou­vel ambas­sa­deur de Savo, mais je ne crois pas que nous ayons été pré­sen­tés officiellement.

— Non Mon­sieur, effec­ti­ve­ment, je m’appelle Clis. Un hon­neur de vous rencontrer.

— Un hon­neur par­ta­gé, vous vous en dou­tez. Et dites-moi, que pen­sez-vous de cette affaire ?

— Je pense que le roi est un enfant pour­ri gâté, qui n’a aucune conscience des rouages de la géo­po­li­tique. Et je pense que des pla­nètes telles que la vôtre ne le lais­se­ront pas s’en tirer comme cela. Il joue à un jeu dan­ge­reux, mais il n’en a même pas conscience.

— Une ana­lyse qui me parait pertinente.

Tout en disant cela, les deux ambas­sa­deurs s’étaient mis à mar­cher tran­quille­ment dans les cou­loirs de la sta­tion, se diri­geant d’un pas non­cha­lant vers la salle de réunion où avait lieu l’action. Mis en confiance par la bien­veillance de son inter­lo­cu­teur, Clis se hasar­da à pous­ser plus loin sa réflexion

— Je pense qu’on peut même dire que c’est là le gros pro­blème de la monar­chie en fait, on pousse au pou­voir des gens sans savoir à l’avance s’ils seront com­pé­tents pour le poste. Et les risques sont pro­por­tion­nels à la taille de la planète.

— Voi­là une curieuse réflexion. Vous pen­sez que la monar­chie ne pose pas de pro­blème si la pla­nète est petite ?

— Ce n’est pas exac­te­ment ce que j’ai dit, mais vous admet­trez que nous ne serions pas là si Juh­li n’était qu’une petite pla­nète de la périphérie.

— C’est juste. Admit Relief. Mais quelle solu­tion est la meilleure d’après vous ?

— Je ne vais sans doute pas vous éton­ner, la démo­cra­tie. Comme sur nos pla­nètes respectives.

Relief mar­qua une brève pause, que le jeune ambas­sa­deur remarqua.

— N’êtes-vous pas d’accord ?

— Vous êtes encore jeune et je ne sais même pas exac­te­ment pour­quoi je vous dis cela, mais non. Moi, je suis contre la démocratie.

C’était au tour de Clis de mar­quer une pause. Il fixait son confrère en essayant de déce­ler l’ombre d’un sou­rire qui aurait pu annon­cer une blague. Il ne vit rien de tout cela. Relief était très sérieux.

— Mais enfin com­ment pou­vez-vous dire ça ? Com­ment pou­vez-vous être contre la liber­té ? La liber­té dont vous-même jouissez ?

— Ma liber­té ? Je n’ai aucune liber­té. Je tra­vaille pour le gou­ver­ne­ment. Le jour où je décide de “reprendre ma liber­té”, vous note­rez le mot reprendre d’ailleurs, je ne suis plus rien chez moi. Je ne serai qu’un homme ayant lais­sé tom­ber son pays. Un paria. Un traître. Je ne fais pas par­tie de la classe diri­geante. Je n’aurai jamais le pou­voir ni même un sem­blant d’autorité. Bien sûr, ici, par­mi vous, je rayonne, mais ce n’est pas moi qui rayonne, c’est mon gou­ver­ne­ment. On me dit quoi faire. Je le fais. Point à la ligne. Le pro­blème, c’est que la démo­cra­tie, la vraie démo­cra­tie, n’existe pas mon cher. Non seule­ment elle n’existe pas, mais elle est tout sim­ple­ment impos­sible à grande échelle. La démo­cra­tie implique qu’une majo­ri­té approuve l’action du gou­ver­ne­ment. Mais si on veut chan­ger des choses, les gens ne sont pas d’accord. Si on veut ne rien chan­ger, les gens ne sont pas d’accord. Même si on veut chan­ger un petit peu, les gens ne sont pas d’accord. Alors les poli­ti­ciens font des pro­messes. Ils pro­mettent des tas de choses, en sachant per­ti­nem­ment qu’ils ne pour­ront pas hono­rer ces pro­messes. Par­fois même, il suf­fit de pro­po­ser le moins pos­sible pour gagner. En effet : si on ne pro­pose rien, com­ment le peuple pour­rait-il ne pas être d’accord ? Et comme les votes sont faits pour qu’on ait au final une majo­ri­té, l’élu est légi­time. Et il le crie­ra sur tous les toits. Mais en réa­li­té, c’est bien sou­vent moins de 20% de la popu­la­tion qui est d’accord avec leur politique.

— Les pro­blèmes que vous sou­le­vez sont des ques­tions légi­times, mais com­ment chan­ger cela ? Vous admet­trez tout de même qu’il parait idéal de deman­der son avis au peuple. Même si au final, il n’est pas entiè­re­ment d’accord.

— L’idéal ? Ne pas deman­der l’avis du peuple. Un régime auto­ri­taire, voi­là l’idéal. Pas besoin de faire sem­blant. Le diri­geant est en géné­ral très com­pé­tent, il ne reste de toute façon pas bien long­temps au pou­voir s’il ne l’est pas. Il fait ce qui est le mieux pour le pays, puisque sinon il est rem­pla­cé. Si ce qui est mieux est contre l’avis du peuple, si cela bafoue quelques liber­tés, peut importe.

— Mais vous avez per­du la tête ?! Com­ment une dic­ta­ture peut…

Il fut cou­pé dans son élan par l’arrivée inopi­née d’un des repré­sen­tants de Juhli.

— La séance va reprendre mes­sieurs, veuillez vous hâter.

Ils n’échangèrent plus un mot. Mais une fois arri­vé dans la salle, l’ambassadeur de Felienne se tour­na vers Clis et ouvrit les bras, comme pour lui dire d’observer par lui-même.

Par­mi les 12 pla­nètes les plus influentes, celles qui menaient vrai­ment le débat, 10 étaient menées par des dic­ta­teurs notoires.

Thi­baut Choquet

Concours de nouvelles 2017 : « Ô, infamie »

“La démo­cra­tie est mon plus grand enne­mi. O votre vile hypo­cri­sie quelle infa­mie. Inter­rom­pez donc cette aveugle ido­lâ­trie. Dites-moi com­bien d’âmes détruites, meur­tries. Au nom de cette géniale démo­cra­tie ? La dic­ta­ture ose-t-elle s’ingérer sans sou­cis, sans par­ci­mo­nie dans affaires d’autrui ? Peuples nar­cis­siques, vous vous pre­nez pour qui ? N’est-ce pas la démo­cra­tie qui gère les colo­nies ? Votre domi­na­tion est loin d’être finie. Le pou­voir de cer­taines peu­plades éblouies, bien aba­sour­dies, qui disent tou­jours oui sur des popu­la­tions appau­vries, asser­vis jusqu’à en offrir leurs petites vies. Votre ignoble cupi­di­té inves­tie de magni­fiques pays pillés, englou­tis sans vos inté­rêts vous ne faites pas de bruit. Disette de votre richesse, c’est le fruit. Gra­tui­te­ment, tout est gen­ti­ment recueilli. Pétrole, or, dia­mant… sont au cœur de vos conflits sous la dic­ta­ture de vos besoins inouïs. Vous pui­sez l’énergie sans créer syner­gie et il fau­drait suivre votre théo­lo­gie ? Dites aux autres com­ment mener leurs tristes vies. Pen­sez-vous donc qu’ils en seront des plus ravis ? L’humanitaire n’est que pure fan­tai­sie. Pour vous dédoua­ner de vos actes moi­sis. Ce n’est cer­tai­ne­ment pas à for­tio­ri qu’il fau­dra four­nir des regrets de plus fleu­ris et s’excuser auprès de tous ces dému­nis. Ces fra­giles petites mains pas bien ver­nies. De toutes leurs lueurs d’espoirs anéan­tis. Rapi­de­ment, tout va tou­jours aux mieux lotis. Le pou­voir par le peuple, une belle conne­rie. Une intel­li­gente et très sub­tile âne­rie. Une sot­tie, une tra­gique comé­die. Une pitre­rie, une drôl’ de paro­die. Une bouf­fon­ne­rie. Une cocas­se­rie. Une fine clow­ne­rie. Une drô­le­rie. Une trom­pe­rie et une plai­san­te­rie. Aux piètres scé­na­rii mûre­ment réflé­chis, sources de ces innom­brables maux affran­chis qui sont prô­nés par une élite enri­chie sur le dos des petits qui men­dient, prient, crient… Et dont les reve­nus sont tou­jours amoin­dris. Les élec­tions, un cirque d’une mes­qui­ne­rie… (Si peu de mots pour dire à quel point c’est exquis). Un for­mi­dable droit par des com­bats acquis vous enseigne-t-on dans une homé­lie unie. Ce dic­ton n’est-il pas jau­ni, bru­ni, ter­ni… ? Citoyen plon­gé dans l’oubli ? Qu’as-tu choi­si ? Ton favo­ri ? Penses-tu déte­nir ton mes­sie ? Mais ne sont-ce pas tou­jours les mêmes sosies ? T’es-tu lais­sé empor­ter par la fré­né­sie d’un immonde dis­cours pour­ri bien embel­li ou d’un pro­jet pour tes inté­rêts éta­blis pour voter pour un de ces cor­rom­pus blan­chis qui a maintes fois fran­chi et refran­chi les bar­rières de l’égale loi sans ennui ? Qu’importe le par­ti ? N’est-ce point inouï ? Tous inno­cen­ter sans de solides ali­bis. Pen­dant que triment, bêlent les douces bre­bis. Par votre gou­ver­ne­ment vous êtes tra­hi. Devant vos misé­rables grands yeux éba­his. Les poli­ti­ciens à leurs pou­voirs se dédient et à leurs comptes bien gar­nis et alourdis.

Les mêmes visages de l’aristocratie, de toute l’abominable bureau­cra­tie aux allures de véri­tables dynas­ties ne connais­sant point l’once d’une modes­tie res­tent à la tête d’un État impu­ni où tout l’argent leur est vilai­ne­ment four­ni. Révo­lu­tion, une affaire de bour­geoi­sie. Le pro­lé­ta­riat est sou­mis par courtoisie.

Eh bien quoi, pour­quoi ne pas voter Coluc­ci ? Les anti­sys­tèmes servent à l’anesthésie de ceux qui au pro­fond silence sont réduits. Les indi­vi­dus ne sont plus que pro­duits. Il n’y en a que pour les grandes indus­tries. L’entreprise a tout pris et même la patrie dans un monde ne ser­vant que l’économie et lais­sant bonne place à la dicho­to­mie, diri­gée par une finance réjouie par un mar­ché en per­ma­nence épanouie.

Dont la science est à sa pleine mer­ci pour des visées parais­sant vrai­ment très noir­cis. Que dire des pro­grès de la tech­no­lo­gie loin d’opérer une véri­table magie avec des ingé­nieurs tour­nés vers les profits ?

Et ce quels que soient les enjeux et les défis. Cette poli­tique n’est que fumis­te­rie, qu’une des plus ter­ri­fiantes escro­que­ries, pour bien conser­ver l’implacable hié­rar­chie, pour dis­traire quant à la stricte monar­chie de l’argent, et à pen­ser aux Illu­mi­na­tis. Cette magni­fique mas­ca­rade bâtie, jus­ti­fie des inéga­li­tés infi­nies dans un bon ordre par­fai­te­ment défi­ni et puis aide ce sys­tème dans sa sur­vie, quelque puisse être des déshé­ri­tés l’avis. Socié­tés pyra­mi­dales point affai­blies socia­le­ment ancrées et loin d’être abolies.

Le viol de tout droit de l’Homme n’est pas ban­ni par les Orga­ni­sa­tions des Nations Unies au ser­vice de tous ces grands États-Unis qui d’immortelles armes sont constam­ment, munies. Dic­ta­ture, c’est ferme ta gueule. Démo­cra­tie c’est cause tou­jours dans la plou­to­cra­tie. Qui pen­sez-vous ins­talle les tyrans impunis ?

Des admi­nis­tra­tions rajeu­nies et assai­nies ? Sous bon contrôle, dois être la péri­phé­rie. Des rébel­lions il faut bien se mettre à l’abri. Le démo­crate Pino­chet est un appui, un allié dans des plans mali­gne­ment construits.

Coups d’État sont l’œuvre de la truan­de­rie. Aucun des­pote ne dure sans contre­par­tie auprès des répu­bliques de diplo­ma­tie. Ne dis­tin­guez-vous pas la fausse jeton­ne­rie ? Tout n’est qu’une gigan­tesque cachot­te­rie. Prin­cipes bien écrits, actes eux moins sous­crits. Des fon­de­ments pres­crits dans les beaux manus­crits illus­trant les com­por­te­ments tou­jours pros­crits, mais dans les agis­se­ments beau­coup moins ins­crits. Quelle est donc cette mer­veilleuse phi­lo­so­phie théo­ri­sée par tous ces hommes à bio­gra­phie incul­quée par des sem­blants d’éclairés esprits ? Ces idées ont une réa­li­té assom­brie. Ces pen­seurs ne pensent-ils pas à leur miè­vre­rie ? Les Lumières obs­cur­cies pires que des incom­pris sont seule­ment de sombres fantasmagories

Pour créer une splen­dide allé­go­rie. Fichtre la paix nobé­li­sée et ano­blie pour une liste de méfaits bien accom­plis. Pen­ser son sys­tème comm’ le meilleur par­ti. C’est véri­ta­ble­ment être fier abru­ti occu­pez-vous de ce sys­tème per­ver­ti la décep­tion est d’ores et déjà garan­tie admi­rez avec répar­tie votre idio­tie. Est-ce que la citoyen­ne­té bal­bu­tie ? Regar­dez, ne voyez-vous pas des sans-abri que vous pre­nez pour des déchets, de vieux débris ? Et ces per­sonnes sous leur tra­vail englou­ti, ne voyez-vous pas ces mines bien déca­ties dont les grandes dif­fi­cul­tés sont amor­ties par la dose d’antidépresseur impar­ti ? Obser­vez les maux d’une socié­té abê­tie qui seule­ment du mal­heur ailleurs aver­ti O la démo­cra­tie est une félo­nie. Qui l’ensemble des pires vices réunis elle impose son impé­rieuse supré­ma­tie qui use de périlleuses acrobaties

Dans leur pétrin vrai­ment étroi­te­ment blot­ti, elle assu­jet­tit toutes ces masses abru­ties, à leurs nou­veaux dési­rs tou­jours inas­sou­vis dans un très mou­ve­ment mas­si­ve­ment sui­vi. Pen­sez à quel gigan­tisme prix elle vit. Elle vous couvre de ces envies infi­nies. L’apparente liber­té quel outil for­tuit qui des grands bou­le­ver­se­ments éva­nouis. Une bien rusée et sub­tile stra­té­gie qui du col­lec­tif ame­nuise l’énergie.

Citoyens ins­truits. Triste monde très alan­gui dont cette épou­van­table rou­tine séduit. Votre soli­da­ri­té oh quelle héré­sie L’État ne peut chan­ger devant telle iner­tie. Ces­ser d’admirer ce nom­bril épa­noui, car sinon c’est le mal­heur encore repro­duit. Ose­rez-vous écou­ter mon ter­rible cri ? Ces longs mots sont une véri­table artille­rie. Le cœur pâlit je vous livre la poé­sie et de l’humanité fait toute l’autopsie puis je vous inonde de ma mélan­co­lie. Pour plei­ne­ment dénon­cer l’horrible folie et ain­si, sans la moindre once de minu­tie je dis : moi, je suis contre la démocratie”.

Mickaël Che­min

Concours de nouvelles 2017 : « Moi, je suis contre la démocratie »

C’est une concep­tion ori­gi­nale ! On le voit bien, qu’elle est bien pen­sée et mûre­ment réflé­chie. Je n’ai, à ce pro­pos, jamais ren­con­tré per­sonne qui ne l’eût pas admis. Son carac­tère inno­vant impres­sionne petits et grands. Vous y convien­drez, appré­hen­der la cohé­rence glo­bale de cette inven­tion est à la por­tée du pre­mier venu : la forme de cette machine épouse à mer­veille son uti­li­té pre­mière, cela saute aux yeux ! On déplo­re­ra cepen­dant sa mas­si­vi­té, ses traits épais ne sont pas sans maquiller la finesse de son archi­tec­ture, et c’est bien regret­table. Je vous ai par­lé de cohé­rence glo­bale, son secret tient dans la dis­ci­pline. Chaque écrou assiste assi­dû­ment le bran­le­ment de ces fiers engre­nages. Droits et scru­pu­leux, ils s’attellent à leur besogne, ils mènent à bien leur mis­sion. Tout est en ordre, tout est maîtrisé.

Lorsque je les observe, ces écrous, je deviens admi­ra­tif. Vrai­ment, ne voyez-vous pas là le roman­tisme de l’innovation ? Non ? Per­met­tez-moi, mon­sieur, de vous l’exposer : minus­cules, ils furent autre­fois insi­gni­fiants. Aujourd’hui, ils sont indis­pen­sables à la péren­ni­té du méca­nisme ! La machine tient lieu de foyer tan­dis que leurs efforts conco­mi­tants garan­tissent son entre­tien. Har­dis et stoïques, ce sont les gar­diens de la machine. Cette rela­tion est d’une noblesse sans pareille, c’est une pro­vi­dence : plus l’écrou tra­vaille, meilleure est la machine ; meilleure est la machine, plus le tra­vail de l’écrou est pro­duc­tif. Ain­si, le minus­cule écrou tend à deve­nir l’infini dans l’exercice de son tra­vail. Il existe une insé­cable et réci­proque rela­tion de dépen­dance entre l’écrou et la machine, là est le véri­table esthé­tisme de la chose !

On peine à s’imaginer qu’elle eût été pen­sée par des humains, cette sub­tile méca­nique. Et pour­tant, cette mer­veille est un témoi­gnage du pro­grès ! Quand bien même soit elle mira­cu­leuse, n’allez point vous ima­gi­ner qu’elle est appa­rue par miracle ! Hommes et bétails se sont échi­nés pour le pro­grès ! Tels ces saints écrous, ils se sont vaillam­ment sacri­fiés pour la machine ! Cette mer­veille, nous la devons à leur labeur, nous la devons à leur sang !

En regar­dant autour de nous, on remarque très bien que les gens n’ont pas conscience du prix de cet héri­tage. Désin­voltes et non­cha­lants, ils ne semblent pas avoir mesu­ré la gra­vi­té des cir­cons­tances. Ils n’ont pas conscience de la réa­li­té de la situa­tion ! Tan­dis que les vieilles per­sonnes se com­plaisent dans l’oisiveté, les jeunes gens jouent les jou­ven­ceaux. Com­ment comp­tez-vous faire avan­cer les choses ? Suis-je le seul à m’inquiéter d’une situa­tion aus­si pré­oc­cu­pante ? Qu’ils soient expé­ri­men­tés ou éner­giques, nous avons plus que jamais besoin de leur force de tra­vail ! Ce n’est point le moment de se relâ­cher ! Ce ne sont que des égoïstes, des inso­lents, des traîtres ! La machine a besoin de sang neuf ! Il faut relan­cer la machine~ ! Nous n’avons guère besoin de poètes indo­lents ou de jon­gleurs apa­thiques ! Ces soi-disant phi­lo­sophes ne peuvent pas le com­prendre, ils en sont inca­pables… Ils peuvent bien dis­cu­ter, ces petits, il n’empêche qu’ils n’ont jamais vrai­ment tra­vaillé, au sens strict du terme. Ils ne savent pas de quoi ils parlent, ils feraient d’ailleurs mieux de se taire. Ces excen­triques, non contents de leur bêtise pour­tant si éten­due, ont même par­fois la fan­tai­sie de remettre en ques­tion l’innovation et ses indé­niables bien­faits ! Ces uto­pistes dési­rent prendre le temps de réflé­chir au bien-fon­dé de leurs actes, ils ne veulent pas tra­vailler sans but, ils veulent don­ner du sens à leur labeur. Ce sont des capri­cieux ! Leur car­rière est toute tra­cée et ils pré­fèrent s’abandonner à la réflexion. Ne voyez-vous pas l’imposture ? Vous dites ? Vous ne com­pre­nez pas ? Elle est pour­tant évi­dente, cette impos­ture… Je ne vous en tiens pas rigueur, vous sem­blez être encore jeune, cela vien­dra avec le temps. Vous avez encore tout à apprendre, il s’agit seule­ment de se mon­trer patient. Notez cela, jeune homme : la visi­bi­li­té d’un homme accroît son sens cri­tique, bien s’attarder à com­prendre les tenants et abou­tis­sants de la conjonc­ture est donc indis­pen­sable à l’approche cri­tique. Pour ce qui est de l’actualité, sa syn­thèse tient dans une tri­viale démons­tra­tion. Per­met­tez-moi de la par­ta­ger avec vous~ : plus le temps passe, plus nous cher­chons à l’économiser ; si nous avions plus de temps, nous cher­che­rions moins à l’économiser ; ain­si, plus le temps passe, et moins nous en avons ! Nous devons donc agir, et vite~ ! Nous devons tra­vailler et pro­duire ! Le temps n’est plus à la réflexion ! Nous n’avons plus de temps ! Nous n’avons plus d’argent ! Nous n’avons d’ailleurs jamais été aus­si en crise !

À tous les coins de rue, je les vois flem­mar­der. Du matin au soir, ils esquissent mol­le­ment leurs menus pro­jets. Ils me fatiguent, je suis affli­gé, je suis indi­gné. Mais je ne déses­père pas, bien qu’il semble y avoir chez lui une pro­pen­sion natu­relle à la paresse, je crois en l’Homme. Selon moi, il n’est pas assez mature, il manque de bon sens et de dis­cer­ne­ment, il s’est tout sim­ple­ment mis dans une mau­vaise passe. Il s’est détour­né de son tra­vail, il a oublié sa famille, il a dédai­gné sa patrie. Mais ras­su­rez-vous, cela n’a rien d’immuable. Ce qu’il lui faut, c’est un chef éclai­ré. Un homme capable de le gui­der et de lui mon­trer la voie à suivre, le sen­tier tout tra­cé. Il faut savoir prendre du recul et c’est pour­quoi la démo­cra­tie, telle qu’elle est actuel­le­ment pen­sée, ne peut abou­tir qu’à la dic­ta­ture des fai­néants, c’est indis­cu­table. Nous sommes d’ailleurs quo­ti­dien­ne­ment confron­tés aux dérives du libre arbitre uni­ver­sel. Voi­là pour­quoi je suis contre la démo­cra­tie. Il me tarde de voir l’arrivée pro­phé­tique de ce père spi­ri­tuel tant dési­ré… Il faut quelqu’un pour redres­ser la nation ! Il faut quelqu’un pour ser­rer la vis !

Concours de nouvelles 2017 : « L’homme »

Il régnait dans la pièce une atmo­sphère bonace. Seul le milieu de ce qui s’apparentait à être un ate­lier misé­reux était éclai­ré par une faible lueur annon­çant l’aurore, modeste lumière se fau­fi­lant à tra­vers une lucarne per­chée dans une toi­ture miteuse, tel un héraut venu annon­cer aux âmes vivantes la fin du cré­pus­cule. L’endroit parais­sait à l’abandon, le sol était macu­lé et pous­sié­reux et dif­fé­rents maté­riaux étaient dis­per­sés à tra­vers l’espace de manière insou­ciante et désor­don­née. Au milieu de cette caco­pho­nie visuelle se tenait un homme en appui sur son séant, pin­ceau à la main à l’œuvre sur une toile se tenant devant lui. On aurait pu croire, à l’acuité et à la grâce de ses gestes, qu’il res­pi­rait jou­vence et vita­li­té. On eût cepen­dant tôt fait, en l’examinant de plus près, de remar­quer à sa longue che­ve­lure blanche abon­dante effleu­rant ses genoux et à son regard dis­trait et fati­gué que sa jeu­nesse appar­te­nait aujourd’hui à une autre époque.

Outre la sono­ri­té que géné­raient les coups de pin­ceau las et répé­ti­tifs, on dis­cer­nait plu­sieurs voix éma­nant de dif­fé­rents endroits de la pièce, l’homme n’était vrai­sem­bla­ble­ment pas seul.

— N’en avez-vous donc pas fini avec cette pochade Gus­tave ? On fini­ra par prendre votre hos­ti­li­té péren­nelle à quit­ter ces lieux pour de la démence. Sor­tez donc prendre l’air, voyons.

L’homme qui venait de par­ler sem­blait lui aus­si anéan­ti, son teint bla­fard était digne d’une œuvre de Picas­so dans sa période bleue, il sem­blait avoir per­du espoir en sa propre exis­tence, mais s’obstinait à inci­ter le res­tant des mor­tels à en tirer profit.

— Je ne fais pas de pochades William, com­bien de fois devrais-je te le répé­ter ? Mes toiles ren­ferment ce qu’il y a de plus pro­fond en moi, elles sont un avant-goût de mon être, une allé­go­rie maté­ria­li­sant mes inquié­tudes, mes allé­gresses, toute mon âme y réside. Il n’y a que dans l’art que l’homme se doit d’être, et si j’avais eu une vie à revivre, l’art y aurait été quintessencié.
— Inutile de le rai­son­ner, cet homme ne res­sor­ti­ra pro­ba­ble­ment plus jamais de cette pièce. Ah ! tant de guerres et de confla­gra­tions, tant de lutte et de révolte pour que l’homme soit libre ! Libre de pen­ser, libre d’agir et libre d’être. La démo­cra­tie cher ami, quelle his­toire roma­nesque ! Il me désole que vous n’en vou­liez plus.

L’individu qui avait pris la parole cette fois-ci avait l’air vif, ses sour­cils étaient arqués et son nez droit, ses yeux brillaient d’une lueur tra­dui­sant la saga­ci­té et la finesse du per­son­nage. Son accou­tre­ment d’une élé­gance recher­chée et son main­tien che­va­le­resque lui don­naient l’air d’avoir été taillé, sculp­té sur du bois.

Sitôt le dis­cours de son hôte fini, il s’était des­si­né sur le visage du vieil homme une expres­sion de mépris pro­fond et nauséabond.

— Libre dis-tu ? Mais libre de quoi, au juste ? Suis-je libre de m’exprimer si je ne puis expri­mer au final, sous peine d’être pris pour mar­gi­nal ou réfrac­taire, que les opi­nions conformes aux normes socié­tales de bien­séance, normes par ailleurs si coquettes et pesantes qu’elles ont le chic de se réin­ven­ter toutes les décen­nies. La démo­cra­tie, quelle belle super­che­rie ! J’aurais ma foi bien été enclin à dis­ser­ter savam­ment avec toi des consé­quences fâcheuses des choix démo­cra­tiques qu’eurent les popu­la­tions pas­sées si l’Histoire ne s’en eût pas été occu­pée avant moi. Moi, je suis contre la démo­cra­tie, ou du moins la démo­cra­tie telle qu’elle est per­çue et véhi­cu­lée par les plus éclai­rés de nos intel­lec­tuels et poli­tiques, l’association de ces termes en notre époque en devient presque un oxy­more des plus bur­lesques. Et ne me dis pas que le peuple n’eût que ce qu’il méri­tait, qu’il sut tra­cer sa des­ti­née. Après tout, que vaut le choix de l’instrument si l’on sait que notre tête est à cou­per ? L’être humain était pré­des­ti­né à de nobles hori­zons, à une beau­té pit­to­resque et à des jours mer­veilleux, mais l’évolution en fit autre­ment et nom­breux vices prirent part à notre exis­tence et se nour­rirent de nos cha­grins : Convoi­tise, haine, peur et mal­hon­nê­te­té. Tels sont les traits qui firent chu­ter l’homme d’un har­mo­nieux para­dis sur terre à une misé­rable exis­tence où rien ne nous suf­fit et où tris­tesse et dépres­sion sont syno­nymes de quo­ti­dien. Ah ! Seuls les artistes, les affran­chis et les cœurs purs devraient être auto­ri­sés à vivre, et quelle vie auraient-ils vécue…

La conver­sa­tion fût sou­dai­ne­ment inter­rom­pue par de légers coups sur la porte, qui, de l’intérieur, furent per­çus comme un fra­cas toni­truant venant per­tur­ber un uni­vers à part entière. Deux hommes minces aux regards alar­mants, vêtus de longues blouses blan­châtres appa­rurent au seuil de la porte.
— C’est donc lui ? Mais pour­quoi est-ce que sa chambre est dans cet état ? S’exclama l’un d’eux.
— C’est un patient par­ti­cu­lier, répon­dit l’autre. Il vit ici depuis une dizaine d’années et a son espace per­son­nel. Il fut autre­fois illustre séna­teur, et vous le recon­naî­triez s’il n’était pas enfoui sous cet amas de pous­sière et n’était pas si peu sou­cieux de son aspect exté­rieur. Suite à une erreur judi­ciaire, il fût autre­fois accu­sé de s’être ser­vi dans les caisses du tré­sor public et d’avoir déli­bé­ré­ment mis l’ensemble de l’empire en grand dan­ger. Le peuple lui en vou­lut ter­ri­ble­ment et ce n’est que plu­sieurs années plus tard que la véri­té écla­ta au grand jour. Entre-temps, il per­dit sa tête et sa famille déci­da de l’insérer dans ce centre psy­chia­trique. Il n’en sort jamais, prend ses repas à l’intérieur, mange rare­ment et ne reçoit aucun visi­teur. Ses œuvres sont tou­te­fois impres­sion­nantes à bien des égards.
— Mais, je ne com­prends pas, décla­ra le pre­mier méde­cin, j’ai clai­re­ment enten­du plu­sieurs voix conver­ser depuis l’extérieur, et vous me dites qu’il loge seul dans cette chambre.
— Ne l’avez-vous pas remar­qué à la dis­po­si­tion par­ti­cu­lière de ses œuvres ? Ses conver­sa­tions sont exclu­si­ve­ment entre lui et ses toiles, je ne sau­rais vous dire si elles lui semblent humaines, mais il converse avec elles à lon­gueur de journée.
— Est-il donc déci­dé­ment fêlé ?
— Qui sait, s’il ne l’est pas, c’est que nous le sommes…

Salim Hafid