Concours de nouvelles 2017 : « Moi, je suis contre la démocratie »

C’est une concep­tion ori­gi­nale ! On le voit bien, qu’elle est bien pen­sée et mûre­ment réflé­chie. Je n’ai, à ce pro­pos, jamais ren­con­tré per­sonne qui ne l’eût pas admis. Son carac­tère inno­vant impres­sionne petits et grands. Vous y convien­drez, appré­hen­der la cohé­rence glo­bale de cette inven­tion est à la por­tée du pre­mier venu : la forme de cette machine épouse à mer­veille son uti­li­té pre­mière, cela saute aux yeux ! On déplo­re­ra cepen­dant sa mas­si­vi­té, ses traits épais ne sont pas sans maquiller la finesse de son archi­tec­ture, et c’est bien regret­table. Je vous ai par­lé de cohé­rence glo­bale, son secret tient dans la dis­ci­pline. Chaque écrou assiste assi­dû­ment le bran­le­ment de ces fiers engre­nages. Droits et scru­pu­leux, ils s’attellent à leur besogne, ils mènent à bien leur mis­sion. Tout est en ordre, tout est maîtrisé.

Lorsque je les observe, ces écrous, je deviens admi­ra­tif. Vrai­ment, ne voyez-vous pas là le roman­tisme de l’innovation ? Non ? Per­met­tez-moi, mon­sieur, de vous l’exposer : minus­cules, ils furent autre­fois insi­gni­fiants. Aujourd’hui, ils sont indis­pen­sables à la péren­ni­té du méca­nisme ! La machine tient lieu de foyer tan­dis que leurs efforts conco­mi­tants garan­tissent son entre­tien. Har­dis et stoïques, ce sont les gar­diens de la machine. Cette rela­tion est d’une noblesse sans pareille, c’est une pro­vi­dence : plus l’écrou tra­vaille, meilleure est la machine ; meilleure est la machine, plus le tra­vail de l’écrou est pro­duc­tif. Ain­si, le minus­cule écrou tend à deve­nir l’infini dans l’exercice de son tra­vail. Il existe une insé­cable et réci­proque rela­tion de dépen­dance entre l’écrou et la machine, là est le véri­table esthé­tisme de la chose !

On peine à s’imaginer qu’elle eût été pen­sée par des humains, cette sub­tile méca­nique. Et pour­tant, cette mer­veille est un témoi­gnage du pro­grès ! Quand bien même soit elle mira­cu­leuse, n’allez point vous ima­gi­ner qu’elle est appa­rue par miracle ! Hommes et bétails se sont échi­nés pour le pro­grès ! Tels ces saints écrous, ils se sont vaillam­ment sacri­fiés pour la machine ! Cette mer­veille, nous la devons à leur labeur, nous la devons à leur sang !

En regar­dant autour de nous, on remarque très bien que les gens n’ont pas conscience du prix de cet héri­tage. Désin­voltes et non­cha­lants, ils ne semblent pas avoir mesu­ré la gra­vi­té des cir­cons­tances. Ils n’ont pas conscience de la réa­li­té de la situa­tion ! Tan­dis que les vieilles per­sonnes se com­plaisent dans l’oisiveté, les jeunes gens jouent les jou­ven­ceaux. Com­ment comp­tez-vous faire avan­cer les choses ? Suis-je le seul à m’inquiéter d’une situa­tion aus­si pré­oc­cu­pante ? Qu’ils soient expé­ri­men­tés ou éner­giques, nous avons plus que jamais besoin de leur force de tra­vail ! Ce n’est point le moment de se relâ­cher ! Ce ne sont que des égoïstes, des inso­lents, des traîtres ! La machine a besoin de sang neuf ! Il faut relan­cer la machine~ ! Nous n’avons guère besoin de poètes indo­lents ou de jon­gleurs apa­thiques ! Ces soi-disant phi­lo­sophes ne peuvent pas le com­prendre, ils en sont inca­pables… Ils peuvent bien dis­cu­ter, ces petits, il n’empêche qu’ils n’ont jamais vrai­ment tra­vaillé, au sens strict du terme. Ils ne savent pas de quoi ils parlent, ils feraient d’ailleurs mieux de se taire. Ces excen­triques, non contents de leur bêtise pour­tant si éten­due, ont même par­fois la fan­tai­sie de remettre en ques­tion l’innovation et ses indé­niables bien­faits ! Ces uto­pistes dési­rent prendre le temps de réflé­chir au bien-fon­dé de leurs actes, ils ne veulent pas tra­vailler sans but, ils veulent don­ner du sens à leur labeur. Ce sont des capri­cieux ! Leur car­rière est toute tra­cée et ils pré­fèrent s’abandonner à la réflexion. Ne voyez-vous pas l’imposture ? Vous dites ? Vous ne com­pre­nez pas ? Elle est pour­tant évi­dente, cette impos­ture… Je ne vous en tiens pas rigueur, vous sem­blez être encore jeune, cela vien­dra avec le temps. Vous avez encore tout à apprendre, il s’agit seule­ment de se mon­trer patient. Notez cela, jeune homme : la visi­bi­li­té d’un homme accroît son sens cri­tique, bien s’attarder à com­prendre les tenants et abou­tis­sants de la conjonc­ture est donc indis­pen­sable à l’approche cri­tique. Pour ce qui est de l’actualité, sa syn­thèse tient dans une tri­viale démons­tra­tion. Per­met­tez-moi de la par­ta­ger avec vous~ : plus le temps passe, plus nous cher­chons à l’économiser ; si nous avions plus de temps, nous cher­che­rions moins à l’économiser ; ain­si, plus le temps passe, et moins nous en avons ! Nous devons donc agir, et vite~ ! Nous devons tra­vailler et pro­duire ! Le temps n’est plus à la réflexion ! Nous n’avons plus de temps ! Nous n’avons plus d’argent ! Nous n’avons d’ailleurs jamais été aus­si en crise !

À tous les coins de rue, je les vois flem­mar­der. Du matin au soir, ils esquissent mol­le­ment leurs menus pro­jets. Ils me fatiguent, je suis affli­gé, je suis indi­gné. Mais je ne déses­père pas, bien qu’il semble y avoir chez lui une pro­pen­sion natu­relle à la paresse, je crois en l’Homme. Selon moi, il n’est pas assez mature, il manque de bon sens et de dis­cer­ne­ment, il s’est tout sim­ple­ment mis dans une mau­vaise passe. Il s’est détour­né de son tra­vail, il a oublié sa famille, il a dédai­gné sa patrie. Mais ras­su­rez-vous, cela n’a rien d’immuable. Ce qu’il lui faut, c’est un chef éclai­ré. Un homme capable de le gui­der et de lui mon­trer la voie à suivre, le sen­tier tout tra­cé. Il faut savoir prendre du recul et c’est pour­quoi la démo­cra­tie, telle qu’elle est actuel­le­ment pen­sée, ne peut abou­tir qu’à la dic­ta­ture des fai­néants, c’est indis­cu­table. Nous sommes d’ailleurs quo­ti­dien­ne­ment confron­tés aux dérives du libre arbitre uni­ver­sel. Voi­là pour­quoi je suis contre la démo­cra­tie. Il me tarde de voir l’arrivée pro­phé­tique de ce père spi­ri­tuel tant dési­ré… Il faut quelqu’un pour redres­ser la nation ! Il faut quelqu’un pour ser­rer la vis !

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