Concours de nouvelles 2017 : « L’homme »

Il régnait dans la pièce une atmo­sphère bonace. Seul le milieu de ce qui s’apparentait à être un ate­lier misé­reux était éclai­ré par une faible lueur annon­çant l’aurore, modeste lumière se fau­fi­lant à tra­vers une lucarne per­chée dans une toi­ture miteuse, tel un héraut venu annon­cer aux âmes vivantes la fin du cré­pus­cule. L’endroit parais­sait à l’abandon, le sol était macu­lé et pous­sié­reux et dif­fé­rents maté­riaux étaient dis­per­sés à tra­vers l’espace de manière insou­ciante et désor­don­née. Au milieu de cette caco­pho­nie visuelle se tenait un homme en appui sur son séant, pin­ceau à la main à l’œuvre sur une toile se tenant devant lui. On aurait pu croire, à l’acuité et à la grâce de ses gestes, qu’il res­pi­rait jou­vence et vita­li­té. On eût cepen­dant tôt fait, en l’examinant de plus près, de remar­quer à sa longue che­ve­lure blanche abon­dante effleu­rant ses genoux et à son regard dis­trait et fati­gué que sa jeu­nesse appar­te­nait aujourd’hui à une autre époque.

Outre la sono­ri­té que géné­raient les coups de pin­ceau las et répé­ti­tifs, on dis­cer­nait plu­sieurs voix éma­nant de dif­fé­rents endroits de la pièce, l’homme n’était vrai­sem­bla­ble­ment pas seul.

— N’en avez-vous donc pas fini avec cette pochade Gus­tave ? On fini­ra par prendre votre hos­ti­li­té péren­nelle à quit­ter ces lieux pour de la démence. Sor­tez donc prendre l’air, voyons.

L’homme qui venait de par­ler sem­blait lui aus­si anéan­ti, son teint bla­fard était digne d’une œuvre de Picas­so dans sa période bleue, il sem­blait avoir per­du espoir en sa propre exis­tence, mais s’obstinait à inci­ter le res­tant des mor­tels à en tirer profit.

— Je ne fais pas de pochades William, com­bien de fois devrais-je te le répé­ter ? Mes toiles ren­ferment ce qu’il y a de plus pro­fond en moi, elles sont un avant-goût de mon être, une allé­go­rie maté­ria­li­sant mes inquié­tudes, mes allé­gresses, toute mon âme y réside. Il n’y a que dans l’art que l’homme se doit d’être, et si j’avais eu une vie à revivre, l’art y aurait été quintessencié.
— Inutile de le rai­son­ner, cet homme ne res­sor­ti­ra pro­ba­ble­ment plus jamais de cette pièce. Ah ! tant de guerres et de confla­gra­tions, tant de lutte et de révolte pour que l’homme soit libre ! Libre de pen­ser, libre d’agir et libre d’être. La démo­cra­tie cher ami, quelle his­toire roma­nesque ! Il me désole que vous n’en vou­liez plus.

L’individu qui avait pris la parole cette fois-ci avait l’air vif, ses sour­cils étaient arqués et son nez droit, ses yeux brillaient d’une lueur tra­dui­sant la saga­ci­té et la finesse du per­son­nage. Son accou­tre­ment d’une élé­gance recher­chée et son main­tien che­va­le­resque lui don­naient l’air d’avoir été taillé, sculp­té sur du bois.

Sitôt le dis­cours de son hôte fini, il s’était des­si­né sur le visage du vieil homme une expres­sion de mépris pro­fond et nauséabond.

— Libre dis-tu ? Mais libre de quoi, au juste ? Suis-je libre de m’exprimer si je ne puis expri­mer au final, sous peine d’être pris pour mar­gi­nal ou réfrac­taire, que les opi­nions conformes aux normes socié­tales de bien­séance, normes par ailleurs si coquettes et pesantes qu’elles ont le chic de se réin­ven­ter toutes les décen­nies. La démo­cra­tie, quelle belle super­che­rie ! J’aurais ma foi bien été enclin à dis­ser­ter savam­ment avec toi des consé­quences fâcheuses des choix démo­cra­tiques qu’eurent les popu­la­tions pas­sées si l’Histoire ne s’en eût pas été occu­pée avant moi. Moi, je suis contre la démo­cra­tie, ou du moins la démo­cra­tie telle qu’elle est per­çue et véhi­cu­lée par les plus éclai­rés de nos intel­lec­tuels et poli­tiques, l’association de ces termes en notre époque en devient presque un oxy­more des plus bur­lesques. Et ne me dis pas que le peuple n’eût que ce qu’il méri­tait, qu’il sut tra­cer sa des­ti­née. Après tout, que vaut le choix de l’instrument si l’on sait que notre tête est à cou­per ? L’être humain était pré­des­ti­né à de nobles hori­zons, à une beau­té pit­to­resque et à des jours mer­veilleux, mais l’évolution en fit autre­ment et nom­breux vices prirent part à notre exis­tence et se nour­rirent de nos cha­grins : Convoi­tise, haine, peur et mal­hon­nê­te­té. Tels sont les traits qui firent chu­ter l’homme d’un har­mo­nieux para­dis sur terre à une misé­rable exis­tence où rien ne nous suf­fit et où tris­tesse et dépres­sion sont syno­nymes de quo­ti­dien. Ah ! Seuls les artistes, les affran­chis et les cœurs purs devraient être auto­ri­sés à vivre, et quelle vie auraient-ils vécue…

La conver­sa­tion fût sou­dai­ne­ment inter­rom­pue par de légers coups sur la porte, qui, de l’intérieur, furent per­çus comme un fra­cas toni­truant venant per­tur­ber un uni­vers à part entière. Deux hommes minces aux regards alar­mants, vêtus de longues blouses blan­châtres appa­rurent au seuil de la porte.
— C’est donc lui ? Mais pour­quoi est-ce que sa chambre est dans cet état ? S’exclama l’un d’eux.
— C’est un patient par­ti­cu­lier, répon­dit l’autre. Il vit ici depuis une dizaine d’années et a son espace per­son­nel. Il fut autre­fois illustre séna­teur, et vous le recon­naî­triez s’il n’était pas enfoui sous cet amas de pous­sière et n’était pas si peu sou­cieux de son aspect exté­rieur. Suite à une erreur judi­ciaire, il fût autre­fois accu­sé de s’être ser­vi dans les caisses du tré­sor public et d’avoir déli­bé­ré­ment mis l’ensemble de l’empire en grand dan­ger. Le peuple lui en vou­lut ter­ri­ble­ment et ce n’est que plu­sieurs années plus tard que la véri­té écla­ta au grand jour. Entre-temps, il per­dit sa tête et sa famille déci­da de l’insérer dans ce centre psy­chia­trique. Il n’en sort jamais, prend ses repas à l’intérieur, mange rare­ment et ne reçoit aucun visi­teur. Ses œuvres sont tou­te­fois impres­sion­nantes à bien des égards.
— Mais, je ne com­prends pas, décla­ra le pre­mier méde­cin, j’ai clai­re­ment enten­du plu­sieurs voix conver­ser depuis l’extérieur, et vous me dites qu’il loge seul dans cette chambre.
— Ne l’avez-vous pas remar­qué à la dis­po­si­tion par­ti­cu­lière de ses œuvres ? Ses conver­sa­tions sont exclu­si­ve­ment entre lui et ses toiles, je ne sau­rais vous dire si elles lui semblent humaines, mais il converse avec elles à lon­gueur de journée.
— Est-il donc déci­dé­ment fêlé ?
— Qui sait, s’il ne l’est pas, c’est que nous le sommes…

Salim Hafid

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