Concours de nouvelles 2017 : « Les animaux politiques »

Notre trou­peau s’était ras­sem­blé près d’un point d’eau, mes conci­toyens épars et per­dus, nous ne savions vrai­ment pas, à ce moment, où aller. Notre pré­sident, le véné­rable sei­gneur Lion, était mort la nuit der­nière. Il avait chu­té d’un pro­mon­toire rocheux avant de voir sa pauvre dépouille pié­ti­née par un trou­peau de Gnous. Qu’allait deve­nir notre vie sans un tel diri­geant pour nous gui­der ? Des élec­tions allaient pro­chai­ne­ment être orga­ni­sées, les plus grands pré­da­teurs de la savane se pré­sen­te­raient, et sans tran­si­tion, ils se feraient bien sages, lisses et agréables. Mais c’était l’ordre des choses, nous, Zèbres, devions nous faire dévo­rer et pour­quoi se plaindre ? On nous lais­sait encore le choix de la gueule qui nous accueille­rait. Je votais habi­tuel­le­ment pour les Lions, jusqu’à très récem­ment en fait. Les Girafes avaient rela­té dans leur jour­nal, Saga Afri­ca, la chasse affreuse d’une Gazelle déchi­que­tée par des Lionnes et lais­sée en pâture aux Hyènes. Le quo­ti­dien avait, sans doute, s’agissant des Lions, gran­de­ment dimi­nué les faits. Quelle lec­ture sinistre ! À l’inverse, la semaine der­nière, nous avions obser­vé un Cro­co­dile se jeter à la gorge d’un Gnou. La mort avait été ins­tan­ta­née et il avait sem­blé à une par­tie de mes congé­nères que les gnous avaient fina­le­ment fait le bon choix en por­tant un cro­co­dile au pouvoir.

Les débats allaient bon train autour de notre point d’eau habi­tuel. Un petit groupe s’était déta­ché du trou­peau pour se réunir autour du seul exem­plaire de l’hebdomadaire des rhi­no­cé­ros dis­po­nible, le Rhi­no Repu. Un jour­nal de doux uto­pistes où les rhi­no­cé­ros prê­chaient l’indépendance vis-à-vis des pré­da­teurs. Mais ils avaient une corne eux, ils pou­vaient se défendre et savaient gérer seuls leur popu­la­tion. Les zèbres qui sui­vaient leurs pré­ceptes ne contri­buaient en rien à l’avenir du trou­peau, contrai­re­ment aux Cro­co­diles qui s’étaient tirés sur la berge pour nous pré­sen­ter leur can­di­dat. C’était un vieux rep­tile aux écailles bru­nâtres, un œil rayé par une cica­trice. Il avait fière allure, évo­quait la sécu­ri­té et la sagesse. C’était la pers­pec­tive pour notre trou­peau d’être chas­sé pour la bonne cause : main­te­nir une popu­la­tion constante et rai­son­nable, pour la pros­pé­ri­té de notre espèce. Ils nous pro­met­taient éga­le­ment de ne pas conta­mi­ner nos points d’eau avec les cadavres de nos congé­nères. Que c’était atten­tion­né de leur part, j’étais conquis ! Puis le Saga Afri­ca fût livré. Les Girafes, comme d’habitude, rou­laient pour les Lions et consa­craient plus de dix pages élo­gieuses à leur can­di­dat, Roger, le neveu du défunt pré­sident. Celui-ci pro­po­sait d’augmenter les chasses pour pré­ve­nir le trou­peau d’une dis­pa­ri­tion de la nour­ri­ture aux alen­tours, due au manque de pluie ces der­niers mois. Nous n’avions rien remar­qué d’anormal, mais les Lions étaient connus pour leurs fines sta­tis­tiques et leurs pré­vi­sions rigou­reuses. Une seule petite page était dédiée au can­di­dat Cro­co­dile. Elle ne four­nis­sait que les infor­ma­tions très fac­tuelles comme son impli­ca­tion dans le meurtre d’un citoyen du trou­peau quelques années plus tôt alors que les Lions étaient au pou­voir. Et puis, page quinze, un article trai­tait d’une can­di­da­ture inédite, celle d’un jeune Gué­pard au pelage déli­ca­te­ment tache­té, le port frin­gant. Il se pré­sen­tait comme soli­taire et ne sou­hai­tait dévo­rer qu’un citoyen du trou­peau tous les trois jours. Pour les uns, c’était un scan­dale. Qui osait se pré­sen­ter face aux Cro­co­diles et aux Lions ? Pour les autres, c’était l’espoir, celui de ne plus vivre dans la néces­si­té du sacri­fice. Pro­gres­si­ve­ment, une par­tie de mes conci­toyens se mit à affi­cher un vif sou­tien au nou­veau can­di­dat. Mais il n’y avait pas d’inquiétude à avoir, les son­dages faits par les Girafes don­naient les lions lar­ge­ment vainqueurs.

Trois jours plus tard, les can­di­dats et le trou­peau étaient réunis autour du grand bao­bab qui trô­nait au milieu de notre savane. Les pré­ten­dants posèrent leur patte sur le tronc à la cir­con­fé­rence déme­su­rée du vieil arbre et prê­tèrent ser­ment de pro­té­ger notre trou­peau de la sur­po­pu­la­tion en cas de vic­toire et de ne pas l’approcher en cas de défaite. Comme d’habitude, une déro­ga­tion avait été accor­dée aux cha­ro­gnards pour dis­po­ser des car­casses jusqu’au pro­chain scru­tin. Puis, le vote com­men­ça et un à un, mes conci­toyens et moi-même pas­sâmes devant le bao­bab pour dépo­ser un bul­le­tin dans une cavi­té du tronc. Puis vint le moment du dépouille­ment. Les girafes com­ptèrent chaque voix, le sus­pense était insou­te­nable, les lions sem­blaient très sûrs d’eux. Mais le coup de théâtre ne se fit pas attendre. Rapi­de­ment le gué­pard était lar­ge­ment en tête, ce fut la stu­peur géné­rale. Roger, le can­di­dat Lion, voyant ce résul­tat inac­cep­table, ce crime de lèse-majes­té, ce blas­phème répu­bli­cain, rugit alors pour lan­cer la malé­dic­tion. “Moi, je suis contre la démo­cra­tie !” Et sur le trou­peau téta­ni­sé, se rua immé­dia­te­ment une horde de lionnes, tous crocs dehors. Les Cro­co­diles, eux aus­si, débri­dés par la vio­lence de l’assaut, sau­tèrent à la gorge de mes amis Zèbres. Le Gué­pard, pour­tant vain­queur, déguer­pit comme un lâche pen­dant que les Girafes pre­naient des notes. C’était la ter­reur. Les Hyènes com­men­cèrent à se lécher les babines et le noir vol de Vau­tours don­nait le tour­nis à cette scène nau­séa­bonde. Avec quelques aco­lytes qua­dru­pèdes, nous réus­sîmes à nous échap­per avant d’être atta­qués, esqui­vant les Lionnes déchaî­nées, les Cro­co­diles enra­gés, les cha­ro­gnards empres­sés. Nous étions cou­verts du sang de nos conci­toyens, nous pen­sions au Rhi­no Repu, qui nous avait mis en garde. Les idées se bous­cu­lèrent alors dans ma tête. Leurs men­songes. Leurs mani­pu­la­tions. Leur illu­sion démo­cra­tique. Je me rap­pe­lai sou­dain ces mots cra­chés par un célèbre Lama en Amé­rique du Sud et qui pre­naient main­te­nant tout leur sens : le pré­sent était fait de lutte, l’avenir nous appartiendrait.

Paul Com­pa­gnon

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