Concours de nouvelles 2017 : « Idéfix »

Cette tem­pête hiver­nale, d’une rare vio­lence, res­te­rait gra­vée dans les mémoires. Le vent déchaî­né sif­flait, sou­le­vant des vagues mons­trueuses qui se fra­cas­saient sur les rochers, dans de grandes gerbes d’écume blanche et mous­seuse. Au som­met de la falaise, l’herbe rase s’aplatissait sous une pluie tor­ren­tielle qui frap­pait fré­né­ti­que­ment le sol et for­mait un épais rideau qui empê­chait de voir à plus de quelques mètres. L’horizon était obs­cur­ci par de lourds nuages noirs, et bien qu’il soit encore rela­ti­ve­ment tôt, il fai­sait presque nuit. L’espace de quelques heures, la nature en furie repre­nait ses droits sur cette côte désertée.

Seule pré­sence incon­grue per­tur­bant ce tableau étran­ge­ment apo­ca­lyp­tique, une sil­houette fan­to­ma­tique sem­blait bra­ver les élé­ments. L’homme mar­chait tête bais­sée sur un che­min boueux qui ser­pen­tait à quelques mètres du vide, lut­tant réso­lu­ment contre le vent qui arra­chait par­fois sa capuche, et s’obstinait à vou­loir le ren­ver­ser. Il se diri­geait vers une minus­cule mai­son, triste bicoque per­chée sur la falaise dans une ten­ta­tive risible de domi­ner l’immense éten­due en contre­bas. Une bosse mou­vante sous son ciré tra­his­sait la pré­sence agi­tée d’un petit chien trou­vé en chemin.

Un peu plus tôt, le ciel s’assombrissant à toute allure, il avait déci­dé d’écourter sa pro­me­nade pour ren­trer chez lui avant la tem­pête quand il avait enten­du un coui­ne­ment plain­tif, dis­tinc­te­ment audible mal­gré la pluie qui com­men­çait à tom­ber. En se diri­geant vers la source du bruit, il avait aper­çu une tache claire au milieu des brous­sailles. C’est alors qu’il avait recon­nu l’animal ché­tif empê­tré dans un buis­son. Il l’avait libé­ré non sans mal et avait abri­té sous sa veste la petite chose sale et crain­tive. La tem­pête s’était levée pen­dant ce temps.

L’homme était enfin arri­vé à la mai­son, dont l’intérieur spar­tiate avait de quoi sur­prendre. Séché et chan­gé, il allu­ma un feu dans la che­mi­née, puis net­toya pré­cau­tion­neu­se­ment son com­pa­gnon d’infortune. Il s’aperçut que sous sa crasse, celui-ci était blanc, avec le bout des oreilles et de la queue d’un noir de jais. Il n’avait plus que la peau sur les os et trem­blait de tous ses membres.

“Et bien, com­ment t’es-tu retrou­vé ici, Idé­fix ? Inter­ro­gea l’homme d’une voix douce en lui cares­sant la tête.”

Il dépo­sa un bol d’eau près du chien, et lui don­na des bis­cuits qu’il avait trou­vés dans un pla­card presque vide. L’animal ras­sa­sié s’endormit rapi­de­ment entre les bras de l’homme qui le câli­nait en fixant les flammes d’un air pen­sif, et res­ta éveillé toute la nuit.

Lorsque l’aube poin­ta, la tem­pête s’était cal­mée. Idé­fix sui­vait son nou­veau maître pen­dant ses pré­pa­ra­tifs mati­naux sans le lâcher d’une semelle.

“Tu as l’air d’aller mieux ! Bien­tôt, tu iras gam­ba­der sur la falaise et pour­chas­ser les lapins. Je pars aujourd’hui et je ne peux pas te gar­der, mais je vais te lais­ser avec une gen­tille famille qui pren­dra bien soin de toi, Idé­fix. Tu seras heu­reux avec eux.”

L’homme attra­pa son ciré et sor­tit, Idé­fix sur ses talons. Il mar­cha jusqu’à la camion­nette blanche garée à côté de la mai­son et ouvrit la por­tière, encou­ra­geant le chien à sau­ter à l’intérieur. Puis il se retour­na vers la mer pour un der­nier adieu. La mer était grise, comme les nuages qui cachaient le soleil. Dans le ciel, des mouettes volaient en cercle. Fina­le­ment, l’homme mon­ta dans la voi­ture et par­tit, aban­don­nant der­rière lui la mai­son vide.

Il s’arrêta dans le pre­mier vil­lage qu’il tra­ver­sa, cares­sa une der­nière fois Idé­fix et sans un mot le dépo­sa dans un jar­din clô­tu­ré. Cette fois, mal­gré les jap­pe­ments mal­heu­reux qui s’élevaient der­rière lui, il par­tit sans un regard en arrière.

Il était concen­tré sur la longue route qui l’attendait jusqu’à la capi­tale, et, pour se don­ner du cou­rage, il se répé­tait comme un man­tra : “Moi, je suis contre la démocratie !”

À l’arrière de la camion­nette, une caisse d’explosifs.

Héloïse Dan­din

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