Concours de nouvelles 2017 : « Omission »

“Moi, je suis contre la démo­cra­tie !”, s’écria-t-elle en bran­dis­sant l’éponge comme un sceptre royal.

Elle res­ta un ins­tant ain­si, le poing en l’air, les dents ser­rées, alors que l’eau s’échappait à grosses gouttes de l’éponge pour créer des flaques invi­sibles sur le car­re­lage de la cui­sine. Elle lais­sa s’échapper dix secondes, peut-être vingt ou trente. Elle-même n’aurait pas su le dire. La concen­tra­tion balayait le décompte, et la durée s’effaçait presque devant les yeux déter­mi­nés de Léa.

Puis elle pous­sa un cri de déses­poir en lan­çant vio­lem­ment l’éponge contre la vais­selle qui s’était amon­ce­lée dans l’évier cette semaine. De l’eau s’en échap­pa lors de l’impact et trem­pa un peu plus le car­re­lage de la petite pièce. Non ! Non, elle ne l’avait pas. Elle n’était pas ce monarque, fier et impi­toyable. Elle ne par­ve­nait pas à le sai­sir. Et juste à cause de cette réplique ! Une seule et unique phrase pro­non­cée par l’étudiante qui ren­dait le rôle creux. Vide ! Et le public de crier au scan­dale et de deman­der le rem­bour­se­ment de son ticket. Mer­ci Léa, chu­cho­ta-t-elle sur un ton accusateur.

— Tout va bien ? deman­da sa jeune sœur, atti­rée par le vacarme ambiant.
— Oui, oui, répon­dit Léa en fai­sant la moue. Tu sais, c’est pour la pièce…
— Oh encore ? C’est quand les auditions ?
— Mer­cre­di prochain.

Sa propre annonce avait le poids d’une enclume, d’un paque­bot entier, ou pire, d’une baleine à bosse. Y avait-il quelque chose de plus lourd que cet ani­mal et qui décri­rait mieux la situa­tion ? se deman­da un ins­tant Léa. Puis elle se dit que cela suf­fi­rait bien. Il lui res­tait cinq jours. Pas un de plus.

Garance ten­ta de l’apaiser et de balayer l’immense baleine qui était appa­rue figu­ra­ti­ve­ment dans la pièce. Elle pro­non­ça des mots doux, des phrases ras­su­rantes. Mais rien n’y fai­sait. La ten­sion se lisait sur le visage de la jeune fille.

Il fal­lait avouer que la situa­tion n’était pas à son avan­tage. Cinq jours avant les audi­tions annuelles de la troupe pro­fes­sion­nelle dans laquelle elle ten­tait de ren­trer. Après des années de spec­tacles sco­laires, Léa vou­lait plus. Et tout le monde l’en savait capable. Excel­lente actrice, elle pou­vait se méta­mor­pho­ser sur scène : cacher ses boucles blondes pour deve­nir le concierge d’un immeuble, ou ajou­ter du rouge sur ses lèves pour se trans­for­mer en nou­velle chan­teuse pop. Elle trans­fé­rait chaque émo­tion à son audience et fai­sait vivre les per­son­nages qu’elle incar­nait. Nous pour­rions écrire de nom­breuses lignes encore sur l’étudiante, mais elles se résu­me­raient à celle-ci : elle avait du talent.

Cepen­dant, la phrase “Moi, je suis contre la démo­cra­tie” ne pas­sait pas. Après un mono­logue de plu­sieurs dizaines de lignes, repré­sen­tant le dis­cours du monarque devant ses conseillers, ces six mots tom­baient, comme une pierre, et emme­naient avec eux la magie du spec­tacle. Fal­lait-il les pro­non­cer en criant, en frap­pant du pied, ou au contraire les chu­cho­ter, comme une menace silen­cieuse ? Léa avait l’impression d’avoir tout essayée, et que rien n’avait fonc­tion­né. Elle était le mathé­ma­ti­cien qui cher­chait à démon­trer sa théo­rie, qui pas­sait ses nuits à noir­cir des feuilles de papier, sans résul­tat. Quelque chose lui échappait.

Elle conti­nuait ses logor­rhées inter­mi­nables dans la cui­sine, le salon, dans sa chambre ou sur le che­min pour aller en cours. Elle connais­sait son texte sur le bout des doigts et com­men­çait à acqué­rir une flui­di­té impres­sion­nante. Mais les jours filaient et la date fati­dique se rap­pro­chait. Au début, elle avait gar­dé espoir, pen­sait être capable de trou­ver une solu­tion miracle. Mais cette douce lueur s’affaiblissait de plus en plus chaque heure. Ah, ce sale espoir. Il nous tient debout, nous élève. Jusqu’à la chute. Et elle peut être brutale.

Comme la gri­mace d’une meilleure amie la veille des audi­tions, lorsqu’elle entend la der­nière phrase du fameux monologue.

“Oh non, ne fais pas cette tête, je t’en sup­plie !” brailla la jeune blonde, désespérée.

Et son audi­toire, consti­tué de l’unique per­sonne qui pou­vait la sor­tir de ce gouffre aujourd’hui, des­si­na son plus gro­tesque sou­rire fac­tice. Vous le connais­sez très bien, celui où les lèvres touchent presque les oreilles du sujet, et où les dents de la mâchoire infé­rieure res­tent indé­nia­ble­ment col­lées à celle de la mâchoire supé­rieure. Catastrophe.

Le poids de la baleine tom­ba de nou­veau sur les épaules de la petite actrice en herbe. Impos­sible, elle ne pour­rait pas réus­sir à convaincre le len­de­main. La scène serait absurde et gro­tesque. Et elle ne venait pas pour un rôle dans une pièce d’Alfred Jar­ry. Elle se réser­ve­rait de la honte que cette audi­tion entrai­ne­rait. Au moins pour­rait-elle peut-être pos­tu­ler de nou­veau l’année suivante.

Sa déci­sion était prise. Elle n’irait pas cla­mer son texte demain matin.

En arri­vant dans son appar­te­ment, au bout de l’avenue Condor­cet, elle n’osa pas infor­mer sa petite sœur de son aban­don, par peur que cette der­nière ne tente de la convaincre. Elle avait tout sauf envie de se jus­ti­fier, ce soir.

Léa étei­gnit le réveil qu’elle avait pré­vu pour le len­de­main et s’emmitoufla sous la couette.

— Hé, lève-toi, tu vas être en retard… rous­pé­ta Garance en secouant son aînée.
— Hum, grom­me­la l’endormie, j’y vais pas.
— Com­ment ça ? Bien sûr que si !
— Non… Il y a tou­jours cette phrase, tu sais… J’y arrive pas.

Garance se rele­va et réflé­chit un instant.

“J’ai une idée”, annon­ça-t-elle avec un sou­rire victorieux.

Et en moins de deux minutes, Léa avait attra­pé sa fine sacoche noire, était sor­tie et cour­rait main­te­nant dans les rues de la ban­lieue lyonnaise.

Elle arri­va dans la salle d’audition une ving­taine de minutes plus tard, en sueur, mais déter­mi­née. Le jury l’invita à entrer. Ils étaient quatre, assis der­rière de vieilles tables ban­cales. L’un d’eux devait être le met­teur en scène. À nous deux, lui lan­ça-t-elle mentalement.

Le plus petit des quatre, celui qui se tenait assis à gauche, lui annon­ça les trois pas­sages qu’elle devrait leur pré­sen­ter ce matin. Bien sûr, le mono­logue en fai­sait par­tie ; c’était le moment cru­cial de la pièce.

Léa, qui s’était déjà trans­for­mée en majes­tueux monarque, pro­non­ça les pre­miers mots avec une aisance remar­quable. Ceux qui la connais­saient bien auraient déjà sen­ti les boucles blanches d’une per­ruque du XVIIIe siècle appa­raitre sous sa che­ve­lure bonde, et son teint se pâlir pour rejoindre la mode de l’époque. Elle enchaî­na faci­le­ment les phrases sui­vantes et per­ce­vait une appro­ba­tion cer­taine dans les regards de son audience.

L’heure du mono­logue son­na. Elle lan­ça figu­ra­ti­ve­ment une pièce dans les airs, en guise de défi au met­teur en scène. Pile, c’était la vic­toire. Face, et elle ren­tre­rait chez elle ridiculisée.

“Mes chers conseillers…” commença-t-elle.

La pièce vir­tuelle vire­vol­ta au-des­sus d’elle pen­dant toute la ving­taine de lignes qui la sépa­raient de l’expression fati­dique. Enfin, Léa arti­cu­la chaque mot de la pénul­tième phrase, comme pour annon­cer que la sen­tence était proche. Et elle quit­ta la salle tout de suite après, lais­sant les quatre hommes — qui, inutile de le pré­ci­ser, connais­saient le texte mieux qui qui­conque — dans l’incompréhension la plus totale.

La pièce était tom­bée dans la main de la jeune fille. Pile ou face ? Elle revint auprès des jurés pour connaître le résul­tat de son dan­ge­reux jeu de hasard.

— Made­moi­selle, mer­ci pour votre inter­pré­ta­tion. Mais pour­quoi n’avez-vous pas dit la der­nière phrase ?
— Oh mon cher ami, le cou­pa son voi­sin de droite, je ne pense pas que nous ayons besoin de jus­ti­fi­ca­tion ! Cette omis­sion, c’était d’une ter­rible har­diesse ! Et une grande réus­site. Bra­vo, bra­vo made­moi­selle. Bien­ve­nue dans notre troupe.

C’était pile. Et les larmes de joie de cou­ler sur le visage de Léa. Audaces for­tu­nea juvat.

Sophie Legras

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