Ce soir-là, la mer était particulièrement agitée. Les flots déchaînés souillaient le fond de la barge d’un amas de sédiments et de varech, laissant les matelots transis de froid. Le voyage avait pourtant débuté dans les meilleures conditions qu’ils puissent espérer, en dépit de la précarité de la situation. Le royaume étant au bord de la faillite, ravagé par la corruption et gangrené par les pillages et destructions, même les richesses du trône n’auraient pas dû permettre d’imaginer sereinement une telle expédition. Pourtant, ils étaient là, seuls au milieu de l’océan, luttant contre les flots déchaînés.
En tant que représentant du roi, Pontius, capitaine des armées de Sa Majesté, avait pris la tête de l’équipage. Tiraillé entre sa volonté de servir la Couronne — comme le lui avait appris son code d’honneur — et celle de renier les décisions de son monarque, il observait avec indifférence les quelques matelots qu’il avait pu convaincre de se rallier à sa cause. De pauvres bougres, incapables de montrer signe au-delà des ordres de la moindre étincelle de réflexion. Le choix était bien évidemment aussi stratégique que subi : les conditions politiques actuelles ne permettant sous aucune condition de recruter un équipage plus qualifié, il avait fallu ratisser les pires enseignes de la ville afin de trouver les quidams susceptibles de satisfaire aux besoins de la mission.
Cela faisait à présent sept lunes que l’embarcation avait pris le large en quête du Saint Graal, afin d’apaiser la fureur capricieuse de leur souverain. Une encaustique d’un nouveau genre aux vertus miraculeuses, qui lui avait été promise par un marabout venu d’une contrée aussi lointaine qu’inconnue. Sa Majesté, incapable de satisfaire le prix qu’en demandait le sorcier en raison de la situation catastrophique du trésor du royaume, l’avait sommé de lui céder le produit au prix qu’il entendrait. L’étrange thaumaturge ne l’avait cependant pas entendu de la sorte et avait disparu, emportant l’objet avec lui. Fou de rage, le roi avait aussitôt sommé Pontius de le lui rapporter, en employant tous les moyens nécessaires pour y parvenir. Le capitaine des armées, figure emblématique du royaume, devait donc entreprendre de traverser l’océan en quête d’une destination inconnue, afin de se procurer un misérable onguent, s’absentant pendant des mois alors que le pays allait au plus mal.
Évidemment, la cour du roi avait tenté de raisonner le souverain, de l’influencer sans le heurter, afin de le faire revenir sur sa décision. Pontius lui avait même proposé de demander l’avis du Conseil, arguant que cela lui assurerait leur soutien dans la démarche si jamais les événements prenaient une tournure dommageable. Vaines tentatives aussitôt balayées par la folie impulsive du monarque, qui s’était contenté de s’écrier : “Moi, je suis contre la démocratie !”. Que répondre à cela ? Il n’avait pu qu’obéir…
“Terre, terre !”
Tiré de ses pensées, Pontius se précipita à la proue de l’embarcation. L’euphorie le saisit en apercevant bel et bien les côtes à travers le brouillard. Ils avaient réussi ! Soudain pris d’un doute, sourcils froncés, il scruta plus attentivement le rivage. Après quelques instants, son visage se décomposa alors que ses jambes se dérobaient sous lui. Il connaissait ces terres…
“Mon capitaine, nous avons rebroussé chemin !”
Comment était-ce possible ? La tempête les avait-elle à ce point fait dévier de leur trajectoire, aussi incertaine fût-elle ? Interrogeant du regard son équipage à l’œil abasourdi, il leur ordonna d’échouer le bateau. Son instinct lui dictait que ce retour sur leur terre natale n’était pas le fruit du hasard. Il savait que cette expédition était vouée à l’échec et il avait certainement là le signe qu’il leur fallait maintenant arrêter cette entreprise insensée. Il allait annoncer son échec à son souverain et le raisonner sur l’importance qu’il accordait au projet.
Quelques jours plus tard, Pontius arrivait au palais, après avoir remercié froidement les matelots, qui n’avaient eu d’autre mot d’adieu que celui de demander leurs parts respectives pour le voyage. Amer, il pénétra dans la salle du trône, étrangement vide. Alors que les gardes de la salle le regardaient avec insistance, il se dirigea vers le plus proche et lui demanda où se trouvait le roi. Celui-ci secoua nerveusement la tête en lui indiquant la porte de la galerie, derrière le trône. Sitôt la porte franchie, il sentit des mains se refermer fermement sur ses bras et le délester de ses armes. Devant lui, le roi le gratifia d’un sourire contrit :
“Pontius, quelle surprise de vous trouver sain et sauf ! Je souffrais d’attendre votre retour et n’espérais plus vous revoir. Votre incapacité à remplir votre mission n’a heureusement été qu’une formalité, car j’ai à la fois obtenu l’objet de mes désirs et trouvé une personne enfin compétente pour vous remplacer. Fort heureusement, elle m’a également fait part de vos doutes concernant ma légitimité à régner sur ce royaume et m’a fait savoir que vous vous plaisiez à remettre en cause mes décisions. J’avais une meilleure opinion de vous pourtant, c’est probablement la seule erreur politique que j’ai commise. Elle est cependant à présent corrigée.”
Sur ces mots, les mains qui agrippaient Pontius le tirèrent violemment en arrière. Le roi tourna les talons et s’engouffra dans le couloir sans ajouter un mot, tandis que le capitaine était emporté en sens inverse. La dernière vision qu’il eut fut une silhouette effilée et familière dans le sillage du roi. L’inconnu qu’il traquait, ce personnage équivoque qui se livrait à un commerce on ne peut plus interlope. L’explication qui se formait dans son esprit lui tira un rictus qui se mua en un fou-rire nerveux. Puisqu’il en était ainsi.
Ville Talvi