Concours de nouvelles 2017 : « Un luxueur caprice »

Ce soir-là, la mer était par­ti­cu­liè­re­ment agi­tée. Les flots déchaî­nés souillaient le fond de la barge d’un amas de sédi­ments et de varech, lais­sant les mate­lots tran­sis de froid. Le voyage avait pour­tant débu­té dans les meilleures condi­tions qu’ils puissent espé­rer, en dépit de la pré­ca­ri­té de la situa­tion. Le royaume étant au bord de la faillite, rava­gé par la cor­rup­tion et gan­gre­né par les pillages et des­truc­tions, même les richesses du trône n’auraient pas dû per­mettre d’imaginer serei­ne­ment une telle expé­di­tion. Pour­tant, ils étaient là, seuls au milieu de l’océan, lut­tant contre les flots déchaînés.

En tant que repré­sen­tant du roi, Pon­tius, capi­taine des armées de Sa Majes­té, avait pris la tête de l’équipage. Tiraillé entre sa volon­té de ser­vir la Cou­ronne — comme le lui avait appris son code d’honneur — et celle de renier les déci­sions de son monarque, il obser­vait avec indif­fé­rence les quelques mate­lots qu’il avait pu convaincre de se ral­lier à sa cause. De pauvres bougres, inca­pables de mon­trer signe au-delà des ordres de la moindre étin­celle de réflexion. Le choix était bien évi­dem­ment aus­si stra­té­gique que subi : les condi­tions poli­tiques actuelles ne per­met­tant sous aucune condi­tion de recru­ter un équi­page plus qua­li­fié, il avait fal­lu ratis­ser les pires enseignes de la ville afin de trou­ver les qui­dams sus­cep­tibles de satis­faire aux besoins de la mission.

Cela fai­sait à pré­sent sept lunes que l’embarcation avait pris le large en quête du Saint Graal, afin d’apaiser la fureur capri­cieuse de leur sou­ve­rain. Une encaus­tique d’un nou­veau genre aux ver­tus mira­cu­leuses, qui lui avait été pro­mise par un mara­bout venu d’une contrée aus­si loin­taine qu’inconnue. Sa Majes­té, inca­pable de satis­faire le prix qu’en deman­dait le sor­cier en rai­son de la situa­tion catas­tro­phique du tré­sor du royaume, l’avait som­mé de lui céder le pro­duit au prix qu’il enten­drait. L’étrange thau­ma­turge ne l’avait cepen­dant pas enten­du de la sorte et avait dis­pa­ru, empor­tant l’objet avec lui. Fou de rage, le roi avait aus­si­tôt som­mé Pon­tius de le lui rap­por­ter, en employant tous les moyens néces­saires pour y par­ve­nir. Le capi­taine des armées, figure emblé­ma­tique du royaume, devait donc entre­prendre de tra­ver­ser l’océan en quête d’une des­ti­na­tion incon­nue, afin de se pro­cu­rer un misé­rable onguent, s’absentant pen­dant des mois alors que le pays allait au plus mal.

Évi­dem­ment, la cour du roi avait ten­té de rai­son­ner le sou­ve­rain, de l’influencer sans le heur­ter, afin de le faire reve­nir sur sa déci­sion. Pon­tius lui avait même pro­po­sé de deman­der l’avis du Conseil, arguant que cela lui assu­re­rait leur sou­tien dans la démarche si jamais les évé­ne­ments pre­naient une tour­nure dom­ma­geable. Vaines ten­ta­tives aus­si­tôt balayées par la folie impul­sive du monarque, qui s’était conten­té de s’écrier : “Moi, je suis contre la démo­cra­tie !”. Que répondre à cela ? Il n’avait pu qu’obéir…

“Terre, terre !”

Tiré de ses pen­sées, Pon­tius se pré­ci­pi­ta à la proue de l’embarcation. L’euphorie le sai­sit en aper­ce­vant bel et bien les côtes à tra­vers le brouillard. Ils avaient réus­si ! Sou­dain pris d’un doute, sour­cils fron­cés, il scru­ta plus atten­ti­ve­ment le rivage. Après quelques ins­tants, son visage se décom­po­sa alors que ses jambes se déro­baient sous lui. Il connais­sait ces terres…

“Mon capi­taine, nous avons rebrous­sé chemin !”

Com­ment était-ce pos­sible ? La tem­pête les avait-elle à ce point fait dévier de leur tra­jec­toire, aus­si incer­taine fût-elle ? Inter­ro­geant du regard son équi­page à l’œil aba­sour­di, il leur ordon­na d’échouer le bateau. Son ins­tinct lui dic­tait que ce retour sur leur terre natale n’était pas le fruit du hasard. Il savait que cette expé­di­tion était vouée à l’échec et il avait cer­tai­ne­ment là le signe qu’il leur fal­lait main­te­nant arrê­ter cette entre­prise insen­sée. Il allait annon­cer son échec à son sou­ve­rain et le rai­son­ner sur l’importance qu’il accor­dait au projet.

Quelques jours plus tard, Pon­tius arri­vait au palais, après avoir remer­cié froi­de­ment les mate­lots, qui n’avaient eu d’autre mot d’adieu que celui de deman­der leurs parts res­pec­tives pour le voyage. Amer, il péné­tra dans la salle du trône, étran­ge­ment vide. Alors que les gardes de la salle le regar­daient avec insis­tance, il se diri­gea vers le plus proche et lui deman­da où se trou­vait le roi. Celui-ci secoua ner­veu­se­ment la tête en lui indi­quant la porte de la gale­rie, der­rière le trône. Sitôt la porte fran­chie, il sen­tit des mains se refer­mer fer­me­ment sur ses bras et le déles­ter de ses armes. Devant lui, le roi le gra­ti­fia d’un sou­rire contrit :

“Pon­tius, quelle sur­prise de vous trou­ver sain et sauf ! Je souf­frais d’attendre votre retour et n’espérais plus vous revoir. Votre inca­pa­ci­té à rem­plir votre mis­sion n’a heu­reu­se­ment été qu’une for­ma­li­té, car j’ai à la fois obte­nu l’objet de mes dési­rs et trou­vé une per­sonne enfin com­pé­tente pour vous rem­pla­cer. Fort heu­reu­se­ment, elle m’a éga­le­ment fait part de vos doutes concer­nant ma légi­ti­mi­té à régner sur ce royaume et m’a fait savoir que vous vous plai­siez à remettre en cause mes déci­sions. J’avais une meilleure opi­nion de vous pour­tant, c’est pro­ba­ble­ment la seule erreur poli­tique que j’ai com­mise. Elle est cepen­dant à pré­sent corrigée.”

Sur ces mots, les mains qui agrip­paient Pon­tius le tirèrent vio­lem­ment en arrière. Le roi tour­na les talons et s’engouffra dans le cou­loir sans ajou­ter un mot, tan­dis que le capi­taine était empor­té en sens inverse. La der­nière vision qu’il eut fut une sil­houette effi­lée et fami­lière dans le sillage du roi. L’inconnu qu’il tra­quait, ce per­son­nage équi­voque qui se livrait à un com­merce on ne peut plus inter­lope. L’explication qui se for­mait dans son esprit lui tira un ric­tus qui se mua en un fou-rire ner­veux. Puisqu’il en était ainsi.

Ville Tal­vi

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