Concours de nouvelles 2017 : « Un jour en France »

6h30, réveil, dur le réveil.

Les yeux dans le vague, la bouche pâteuse et sèche, M.Brun fonc­tionne au radar jusqu’à la salle de bain. Flotte sur la gueule, brosse à dents, rasoir, len­tille sur ses yeux gon­flés, ça brûle un moment, mais c’est meilleur que des binocles pour la com”. Petit dej” café-clope-crois­sants his­toire de tenir le coup jusqu’à midi. Rou­tine mati­nale de zom­bie, M.Brun est un zom­bie comme les autres, à ceci près qu’il est can­di­dat aux Élec­tions. Les­quelles ? Sans impor­tance, il est Can­di­dat. Avec un grand C.

7h30, Brie­fing par l’assistante, bien fou­tue l’assistante.

Miss Rouge, brune, l’air strict et belle comme l’aurore der­rière des lunettes énormes cer­clées d’écailles, la com” elle, elle s’en fout. M.Brun l’a embau­ché pour avoir une assis­tante mignonne, pour avoir quelqu’un devant qui et avec qui para­der. M.Brun est un idiot. D’abord parce qu’il reste lourd avec elle en conti­nu, avec ses blagues beaufs et son regard bovin, mais sur­tout parce qu’il ne s’est jamais ren­du compte que s’il est encore sur les rails poli­tiques après dix ans de bourdes et d’incartades en tout genre c’est grâce à elle, infi­ni­ment plus intel­li­gente que lui. Ce qui, sans qu’il ne com­prenne pour­quoi, a ten­dance à l’énerver dès qu’il lui parle. Il pense que c’est parce qu’elle refuse de cou­cher avec lui, elle ne peut donc qu’être aigrie et mal bai­sée dans son esprit de mâle domi­nant, grand et fort.
Brie­fing donc, jour­née rem­plie, ren­contre avec la popu­lace jusqu’à midi, et visite d’un char­cu­tier de la région ven­dant des pro­duits bien fran­çais. M.Brun aime les pro­duits bien français.

Entre midi et deux, trans­port et pré­pa­ra­tion de son pre­mier mee­ting de l’année, et, à 14h30 la grand-messe, LE Mee­ting déter­mi­nant devant la foule en délire qui scande son nom à lui, M.Brun, le futur can­di­dat superstar.
9h00 Bain de foule et charcuterie.

Peu de monde est pré­sent à son bain, ses incroyables hordes de par­ti­sans sont pro­ba­ble­ment trop occu­pées à tra­vailler, cela vaut mieux. La plèbe reste pauvre et sale aux yeux de M.Brun et il pense très fort à se laver les mains après avoir tou­ché les leurs.

Le char­cu­tier est gros, gras et avec un bon nez rouge et gru­me­leux qui rend bien sur les pho­tos. Il a été choi­si pour ça et pour sa totale appar­te­nance au par­ti. Il ne fau­drait pas qu’un pro­lo lamb­da pose des ques­tions non pré­vues au plan­ning et que notre cher can­di­dat ne sache quoi répondre. Ceci dit, la visite se passe bien, la char­cu­te­rie et les bou­teilles de rouge sor­ties pour l’occasion par le patron et payées sur le bud­get de cam­pagne ne sont pas mau­vaises, les images mar­ke­ting sont bonnes. Un can­di­dat reste un pro­duit à vendre comme un autre après tout. M.Brun se sent presque comme une âme popu­laire après quelques verres de rou­quin, dans son cos­tume à trois pièces et deux SMIC. Il va même ten­ter d’improviser plu­tôt que de res­ter sage­ment dans les dia­logues pré­fa­bri­qués. Il se penche vers son nou­vel ami pro­lo et lâche, confidentiel :

“Vous savez, moi, je suis contre la démo­cra­tie. Mais c’est un peu comme une vieille amie que l’on aime bien quand même voyez-vous ? Elle est un peu molle et défraî­chie, on lui pré­fé­rait une belle et ferme dic­ta­ture blonde et bien four­nie, mais ça ferait peur au peuple, alors on la garde et on lui fait de l’œil et du pied de temps en temps, pour être élu !”

Regard noir de Miss Rouge, à quelques secondes près ça aurait été “pour la bai­ser”, le drame.

Bai­ser la démo­cra­tie, la moi­tié des can­di­dats le veulent c’est un fait, encore faut-il évi­ter de le dire publiquement…

14h30 La grand-messe, salle comble, foule en délire.

La lumière de la salle est éteinte et le silence règne quand le can­di­dat arrive sur scène, élec­trique, il tremble un peu, mais il est prêt. Quelques notes de musique épiques com­mencent à sor­tir des haut-par­leurs. M.Brun prend une grande ins­pi­ra­tion, les lumières s’allument enfin. Il com­mence son dis­cours d’une traite, pas­sion­né et encore ébloui par les pro­jec­teurs, mais s’arrête vite, la salle est vide.

Sur plus de 5000 places assises, à peine 100 sont occupées.

Les larmes com­mencent à mon­ter aux yeux de M.Brun, il se rap­pel sou­dain de lui enfant, mar­ty­ri­sé par les autres gosses parce qu’il avait le mal­heur d’être le plus petit, un peu idiot et nul en des­sin. Il se sou­vient de lui à la fête des écoles, jouant le rôle de sa vie dans une pièce de théâtre et guet­tant l’arrivée d’un père ou le regard d’une mère qui ne sont jamais venus. Il se sou­vient de lui seul pour fêter son bac si dif­fi­ci­le­ment obte­nu, alors que toute sa classe buvait joyeu­se­ment ensemble.

Au fond M.Brun n’est qu’un gosse mal-aimé, son cœur se cra­quèle dou­ce­ment, a mal, et recom­mence un peu à battre comme pour prou­ver qu’il reste une part vivante et humaine en lui. Une larme vacille au bord de l’œil… Non ! Il l’essuie rageu­se­ment, il reste un homme dur et fort ! Demain sera un autre jour. Demain vien­dra un autre mee­ting, il convain­cra et vain­cra encore et encore cette popu­lace qu’il exècre pour la contraindre à voter pour lui. Demain matin sera un Matin Brun.

Auré­lien Fouquet

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *