Non mais à l’eau

« On enseigne dès leur plus jeune âge aux enfants que l’eau est un bien très pré­cieux et, en même temps, que la pro­pre­té consiste à faire caca dans l’eau. Ne s’agit-il pas là d’un cas exem­plaire de dis­so­nance cog­ni­tive ? » Info­ca­pi n°7, Juillet 2020

L’eau douce ne repré­sente que 2.5% de l’eau sur la terre, elle y est inéga­le­ment répar­tie et 70% n’est pas acces­sible car sous forme de gla­ciers. Vec­teur de mala­dies dans cer­taines régions, source d’inondations dans d’autres, elle entre­tient un rap­port par­fois conflic­tuel avec nos socié­tés.  Éga­le­ment res­source pré­cieuse, elle est indis­pen­sable à la vie et notam­ment à nos cultures agri­coles : dans le monde, 80% de notre appro­vi­sion­ne­ment en eau est des­ti­né à leur irri­ga­tion.  A cela s’ajoute le stress hydrique, dit éco­no­mique pour les zones qui n’ont pas les infra­struc­tures d’extraction, dis­tri­bu­tion ou assai­nis­se­ment. La pré­ser­va­tion de l’eau et son accès figurent ain­si par­mi les objec­tifs de déve­lop­pe­ment durable des Nations Unies.

Dis­so­nance cognitive

On constate qu’en 2021 dans nos foyers en France, on consomme envi­ron 150 litres d’eau potable par jour, et bien que pré­cieuse, elle sert au fonc­tion­ne­ment de nos chasses d’eau, 2ème consom­ma­teur d’eau (20%) après la douche (40%). Mais faire caca dans l’eau n’est que la par­tie émer­gée du pro­blème. Notre ali­men­ta­tion et nos socié­tés sont impré­gnés de molé­cules de syn­thèse qui dérèglent et dégradent nos éco­sys­tèmes, aus­si bien diges­tifs qu’extérieurs. Les pol­luants peuvent être visibles comme le conti­nent de déchets flot­tant, mais éga­le­ment invi­sibles : phar­ma­ceu­tiques, pes­ti­cides, pilules, cos­mé­tiques, micro­plas­tiques… et ces pol­luants ne sont pas émer­gents, c’est bien notre inté­rêt pour eux qui émerge ! Avec une ges­tion cen­tra­li­sée de l’eau et des coûts déri­soires en France, nous avons été des­sai­sis de nos res­pon­sa­bi­li­tés de pré­ser­va­tion de nos pré­cieuses res­sources. Gas­pillage, pol­lu­tion… (Re)connaissons-nous encore le tra­vail invi­sible néces­saire à l’extraction, la pota­bi­li­sa­tion, la dis­tri­bu­tion et le trai­te­ment de l’eau dont nos acti­vi­tés dépendent tant ? Parce que l’eau nous par­vient en abon­dance et que la ges­tion des déchets ne nous incombe pas, nous négli­geons ce don de la nature, par igno­rance et confort.

Créa­tion du déchet

Au Moyen-âge, notre rap­port à l’eau était dif­fé­rent. Les villes se for­geaient et se déve­lop­paient selon la mor­pho­lo­gie des cours d’eau dont dépen­daient leurs acti­vi­tés. Les eaux domes­tiques pou­vaient être réem­ployées, et la valo­ri­sa­tion des excré­tas et des urines était pra­tique cou­rante. Mais au début du 19e siècle, le cou­rant hygié­niste com­bi­né aux épi­dé­mies de cho­lé­ra engendre un nou­veau rap­port à l’eau : l’eau qui sort des villes est usée, sale et vec­teur de mala­die. Aus­si, en paral­lèle du gou­dron­nage des voi­ries, se déve­loppent des réseaux d’égouts pour éva­cuer (et enter­rer hors de notre vue) les eaux domes­tiques empor­tant les excré­ments humains et les eaux plu­viales ne pou­vant plus s’infiltrer dans le sol imper­méa­bi­li­sé. Une ges­tion cen­tra­li­sée de l’évacuation et du trai­te­ment des eaux usées conduit au déve­lop­pe­ment de réseaux tou­jours plus grands et de sta­tions d’épuration. Ain­si se rompent les cycles tro­phiques et com­mence le para­digme du déchet. Néan­moins, de nos jours, les régions sou­mises à un fort stress hydrique pra­tiquent encore une réuti­li­sa­tion infor­melle de leurs eaux usées. En ce déchet, ils per­çoivent un poten­tiel nutri­tif et une mul­ti­tude d’usages : fer­ti-irri­ga­tion des eaux et valo­ri­sa­tion (éner­gé­tique, nutri­tive, maté­rielle) des biosolides.

Rebou­cler les cycles

La meilleure ges­tion des déchets consiste à ne pas en pro­duire : dans le cas de l’eau (potable), ne pas la conta­mi­ner par nos excré­ments. De mul­tiples régions défa­vo­ri­sées pra­tiquent la sépa­ra­tion à la source qui devient d’ailleurs en vogue en France, à l’instar des latrines sèches. Celles-ci récu­pèrent voire séparent urines et excré­tas dans des bacs ou des com­posts, et ne requièrent pas de chasse d’eau ni de rac­cords aux réseaux d’égouts. Après trai­te­ment, les matières fécales et urines sont employées en agri­cul­ture pour valo­ri­ser la matière orga­nique, le phos­phore, l’azote et le potas­sium qu’ils contiennent. Bien enten­du, ces pra­tiques alter­na­tives néces­sitent une ges­tion rigou­reuse des risques sani­taires et se heurtent en France à l’acceptabilité sociale et à l’héritage urbain, aus­si des études scien­ti­fiques et par­ti­ci­pa­tives sont en cours pour les éva­luer et les péren­ni­ser. Bref, espé­rons tendre vers une ges­tion plus locale et éco­lo­gique de nos eaux, pour rebou­cler les cycles de l’eau et alimentaire.

Sofi

Coopératives : l’essor d’une économie sociale et solidaire

Il y a tout juste 5 ans, à l’occasion de Noël 2016, parais­sait le numé­ro 162 de L’Insatiable. À la Une était alors inau­gu­ré le col­lec­tif Ingé­nieurs Enga­gés, né en réponse au malaise gran­dis­sant des jeunes diplô­més confron­tés à un mar­ché du tra­vail dans lequel ils ne se recon­nais­saient pas. Le mani­feste dénon­çait une offre de for­ma­tion sou­vent cal­quée sur les besoins des grandes entre­prises et puis­sances finan­cières, ne tenant notam­ment pas assez compte des enjeux envi­ron­ne­men­taux ou sociaux actuels.

Force est de consta­ter que ce col­lec­tif était bien pré­cur­seur d’une réelle pré­oc­cu­pa­tion : 5 ans plus tard, le petit pro­jet ini­tié par quelques élèves et ensei­gnants insa­liens a bien gran­di. La com­mu­nau­té Face­book « Ingé­nieurs Enga­gés » a désor­mais une por­tée natio­nale et compte près de 14 000 membres, échan­geant quo­ti­dien­ne­ment autour de diverses ini­tia­tives ori­gi­nales, loin de l’image pré­con­çue de l’ingénieur décro­chant fiè­re­ment son pre­mier CDI dans une mul­ti­na­tio­nale cotée en bourse. Ici, les maîtres mots sont proxi­mi­té, sobrié­té éner­gé­tique, recy­clage et échange. On y découvre dif­fé­rentes ini­tia­tives locales indi­vi­duelles, comme de l’artisanat de proxi­mi­té fonc­tion­nant à l’énergie renou­ve­lable et pri­vi­lé­giant la qua­li­té des pro­duits à la quan­ti­té pro­duite, mais éga­le­ment des pro­jets de plus grande enver­gure. C’est ain­si qu’on y découvre Rail­coop, une coopé­ra­tive fer­ro­viaire qui vient d’ouvrir sa pre­mière ligne de fret en novembre der­nier, et pré­voit une pre­mière ligne de voya­geurs entre Lyon et Bor­deaux à par­tir de décembre 2022. Outre l’ampleur de la tâche abor­dée, la sin­gu­la­ri­té du pro­jet est bien d’être une coopé­ra­tive : si le terme fait sou­vent pen­ser en pre­mier lieu aux regrou­pe­ments d’agriculteurs ou d’éleveurs per­met­tant de mutua­li­ser les coûts, on parle ici d’un sta­tut dif­fé­rent, la Socié­té Coopé­ra­tive d’Intérêt Col­lec­tif (SCIC). Pre­nant le contre-pied des entre­prises tra­di­tion­nelles, les SCIC garan­tissent un déve­lop­pe­ment sain aux pro­fits limi­tés et une gou­ver­nance partagée.

« Les SCIC ont pour objet la pro­duc­tion ou la four­ni­ture de biens et de ser­vices d’intérêt col­lec­tif qui pré­sentent un carac­tère d’utilité sociale »

En effet, il n’est pas ques­tion ici de titres cotés dont la valeur fluc­tue de jour en jour, mais de parts sociales aux­quelles les par­ti­cu­liers, entre­prises ou encore col­lec­ti­vi­tés peuvent sous­crire pour obte­nir une voix à l’assemblée géné­rale de la coopé­ra­tive. Ain­si, le poids de déci­sion ne dépend pas du nombre de parts déte­nues, ren­dant le pro­ces­sus de déci­sion beau­coup plus participatif.

L’autre prin­cipe fon­da­teur de la SCIC est l’affectation des béné­fices : 57,5 % au mini­mum des béné­fices doivent être réin­ves­tis dans la coopé­ra­tive, pour son déve­lop­pe­ment ou le déve­lop­pe­ment du sec­teur, par exemple le finan­ce­ment de lignes de trains moins ren­tables dans le cas de Rail­coop. Les 42,5 % res­tants peuvent alors par exemple per­mettre de rému­né­rer les socié­taires, mais de manière enca­drée et limi­tée. C’est bien ici que réside la force de ce sta­tut : l’obligation pour la coopé­ra­tive de réin­ves­tir la majeure par­tie de ses béné­fices dans son déve­lop­pe­ment crée un cercle ver­tueux per­met­tant de dyna­mi­ser et d’étendre son mar­ché, y com­pris poten­tiel­le­ment sur des sec­teurs où une socié­té tra­di­tion­nelle ne se serait pas ris­quée pour des ques­tions de rentabilité.

« L’économie sociale et soli­daire repré­sente l’avenir »

Cette force, beau­coup l’ont com­prise, comme en témoigne le nombre crois­sant de coopé­ra­tives qui voient le jour. C’est ain­si qu’a vu le jour le col­lec­tif des Licoornes, ras­sem­blant 9 coopé­ra­tives dont le point com­mun est de pro­po­ser des ser­vices éthiques, éco­lo­giques et enga­gés et œuvrant pour leur pro­mo­tion et celle des coopé­ra­tives en géné­ral. Une belle ini­tia­tive qui ne devrait pas s’arrêter là : Oli­via Gré­goire, secré­taire d’État char­gée de l’économie sociale, rap­pe­lait en novembre der­nier que l’Économie Sociale et Soli­daire repré­sente 10 % du PIB de la France et est en plein essor, mal­gré la pan­dé­mie. Tout l’enjeu est alors de conti­nuer à démo­cra­ti­ser le sec­teur pour tou­cher un plus large public, moins aver­ti, ce qui per­met­trait de sur­croît à plus de socié­taires de prendre part à ces pro­jets et d’en faci­li­ter le déve­lop­pe­ment. Visi­ble­ment, le col­lec­tif Ingé­nieur Enga­gé avait vu juste !

William

Pour en savoir plus :

Modes de scrutin

Pen­sez-vous que le mode de scru­tin actuel soit le plus effi­cace ? Dans cet article, je vais vous mon­trer que notre manière de voter pour les pré­si­den­tielles est loin d’être parfaite !

Pre­nons l’exemple le plus fla­grant, celui de l’élection de 2002. Au pre­mier tour Jacques Chi­rac obte­nait 19,9% des voix, Jean-Marie Le Pen 16,9% des voix et Lio­nel Jos­pin 16.2%. Au deuxième tour, c’est Jacques Chi­rac qui l’emporte avec 82% des voix tan­dis que Jean-Marie Le Pen en obtient seule­ment 18%. Pour l’instant tout semble logique, mais les son­dages de l’époque montrent que si Lio­nel Jos­pin était pas­sé au deuxième tour, il aurait bat­tu Jacques Chi­rac et Jean-Marie Le Pen ! C’est un peu dérou­tant ! Les ana­lystes de l’époque montrent que si Lio­nel Jos­pin n’est pas par­ve­nu au deuxième tour, c’est à cause des dif­fé­rents petits can­di­dats de gauche qui lui ont gra­pillé les quelques pour­cents néces­saires pour pas­ser. Cet exemple montre d’une part que le peuple peut élire un can­di­dat qu’il n’apprécie pas for­cé­ment majo­ri­tai­re­ment, et d’autre part que les petits can­di­dats sont déter­mi­nants dans le résul­tat final de l’élection, même s’ils ne seront jamais élus. Ce n’est pas le pire sys­tème et nous avons la chance en France de pou­voir voter libre­ment mais il existe des alter­na­tives remarquables !

Les alter­na­tives

Il serait inté­res­sant de prendre en compte notre avis sur tous les can­di­dats ! Le “vote alter­na­tif” répond à cette contrainte. Ce mode de scru­tin pro­pose de clas­ser les can­di­dats. Le prin­cipe est de regar­der votre 1er choix et d’éliminer le can­di­dat qui a reçu le moins de vote, on le barre donc de tous les bul­le­tins et on regarde main­te­nant qui est clas­sé en pre­mier, on répète l’opération jusqu’à ce n’y ait plus qu’un can­di­dat. Dans ce mode de scru­tin on prend donc en compte notre avis sur tous les can­di­dats. Mais, il reste un pro­blème, à par­tir du moment où on l’on doit clas­ser ou choi­sir un can­di­dat, il y a ce qu’on appelle le théo­rème d’impossibilité. Ken­neth Arrow a éta­bli qu’aucun sys­tème par­fait n’existe car un mode de scru­tin ne peut pas véri­fier les 5 cri­tères sui­vants simul­ta­né­ment : la mono­to­nie (ne pas faire dimi­nuer le clas­se­ment glo­bal d’une option en la clas­sant plus haut), la sou­ve­rai­ne­té, la non-dic­ta­ture, l’unanimité et l’indépendance des options non per­ti­nentes. Le der­nier cri­tère est un bon exemple de ce qu’il s’est pas­sé 2002, en fonc­tion du retrait ou de l’ajout de can­di­dat le résul­tat de l’élection devient com­plè­te­ment dif­fé­rent. Ce cri­tère n’est donc pas véri­fié pour notre mode de scru­tin actuel.

Des chiffres ?

Cepen­dant Arrow ne prend en compte que les modes de scru­tins dans les­quels on classe les can­di­dats ou quand on en choi­sit un seul. Pour contour­ner ce pro­blème on peut attri­buer des notes aux dif­fé­rents can­di­dats ! Il existe ain­si le vote pon­dé­ré qui per­met de don­ner 0 ou 1 aux can­di­dats que l’on pré­fère, mais avec cette méthode il n’y a pas de nuance entre les can­di­dats. On pour­rait ima­gi­ner de leur attri­buer des notes sur une cer­taine échelle, par exemple de 0 à 20. Cepen­dant la valeur de la note varie d’un indi­vi­du à l’autre, par exemple vous pou­vez consi­dé­rer qu’un 15 est une très bonne note alors que l’équivalent pour une autre per­sonne est 18. Cela pose des pro­blèmes et on peut faci­le­ment ima­gi­ner que des per­sonnes mettent 20 à leur can­di­dat favo­ri et 0 à tous les autres.

Une fata­li­té ?

On a donc vu que même en met­tant des notes nous n’arrivons tou­jours pas à un sys­tème par­fait. C’est dans cette optique-là que des cher­cheurs fran­çais du CNRS : Michel Balins­ky et Rida Lara­ki, ont créé un mode de scru­tin qui per­met de nuan­cer son avis sans chiffres ! Le prin­cipe est de don­ner à cha­cun des can­di­dats un adjec­tif que l’on appel­le­ra men­tion : excellent, très bien, bien, assez bien, pas­sable, insuf­fi­sant. A par­tir de ces résul­tats on va éta­blir la men­tion majo­ri­taire, pour cela on va addi­tion­ner les pour­cen­tages des meilleures men­tions aux moins bonnes jusqu’à 50%. A par­tir de ce pour­cen­tage on obtient la men­tion majo­ri­taire d’un can­di­dat. Pour déter­mi­ner le can­di­dat qui a gagné, on com­pare les men­tions majo­ri­taires obte­nues, celui qui a la meilleure men­tion l’emporte. Si les can­di­dats ont la même men­tion on va choi­sir celui qui a le plus de pour­cen­tage dans cette men­tion. Ce sys­tème per­met de sup­pri­mer le pro­blème des notes et le résul­tat ne dépend pas du nombre de can­di­dats ! Cepen­dant ce mode de scru­tin ne res­pecte pas le cri­tère de Condor­cet qui indique que le can­di­dat élu doit, si on l’oppose à tous les autres can­di­dats de manière indi­vi­duelle, gagner à chaque fois.

Le mode de scru­tin actuel favo­rise le phé­no­mène de vote utile. Un vote utile ou effi­cace est un vote que l’on ne fait pas pour le pro­gramme d’un can­di­dat mais plu­tôt en réflé­chis­sant aux consé­quences du bul­le­tin que l’on met­tra dans l’urne. Pour, par exemple, empê­cher un can­di­dat d’accéder au second tour ou bien favo­ri­ser un autre can­di­dat avec lequel nous ne sommes pas entiè­re­ment d’accord mais qui aura des chances de faire un bon score et donc de gagner. Mais pour faire cela il faut avoir connais­sance en amont des inten­tions de vote, et comme les médias actuels ne parlent qu’en son­dages, le vote utile est de plus en plus plé­bis­ci­té. Aujourd’hui du côté gauche et droit de l’échiquier poli­tique, cer­tains can­di­dats se consi­dèrent comme les seuls de leur camp poli­tique pou­vant gagner, inci­tant les gens à uti­li­ser le vote effi­cace en misant sur eux et non plus pour un can­di­dat qu’ils ima­ginent n’avoir aucune chance de gagner. Cette pra­tique inci­ta­tive génère un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té pour les élec­teurs qui votent par dépit et non plus pour leur conviction.

Fina­le­ment, nous avons pu voir qu’il existe des alter­na­tives. Et pour­tant, aujourd’hui nous res­tons sur un mode de scru­tin ayant beau­coup de défauts et qui est en place depuis 1965. Les grands par­tis poli­tiques pré­fèrent peut-être res­ter dans un sys­tème qui les avan­tages, la réti­cence de la popu­la­tion est aus­si un fac­teur car chan­ger le nou­veau mode de scru­tin implique qu’il doit être com­pris par tout le monde. Le plus dif­fi­cile est sans doute de faire un choix car aucun mode de scru­tin n’est exempt de défaut.

Alexandre

Peut-on s’engager en étant égoïste ?

S’engager, cela implique de don­ner du temps pour autre chose que soi. L’égoïsme, c’est pen­ser d’abord à soi. Il semble alors d’emblée y avoir une contra­dic­tion entre ces deux modes d’existence, mais est-elle pour autant insur­mon­table ? Peut-on s’engager en étant égoïste ?

Bien sûr, une des façons de dépas­ser le pro­blème est de dire que cha­cun peut s’engager pour les causes qui le touchent direc­te­ment. Après tout, à cha­cun ses misères : que les rive­rains s’engagent contre cette usine de trai­te­ment qui les indis­pose ; que les sala­riés s’engagent contre ce « plan social » qui les met au car­reau ; que les étu­diants s’engagent contre la pré­ca­ri­té étu­diante, et si tout le monde fait ça par­tout, tout ira bien ! Mais on voit vite l’étroitesse d’un tel sché­ma libé­ral de l’engagement : un pauvre déjà enga­gé dans sa propre sur­vie peut dif­fi­ci­le­ment s’engager contre la pau­vre­té, pour­tant, il faut bien que des gens s’en mêlent ! Il faut bien aus­si que des gens se mêlent de lut­ter contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, pour­tant, il n’y a presque pas d’utilité per­son­nelle à le faire, puisque c’est un pro­blème à la fois glo­bal et mal défi­ni dans le temps. Enfin, que faire des inté­rêts diver­gents ? Des mili­tants asso­cia­tifs qui s’engagent pour faire héber­ger un SDF dans un loge­ment vacant n’ont pas inté­rêt à ce que le ren­tier en face s’engage pour conser­ver le sien. De cette réflexion rapide, on voit bien que la solu­tion pour lier égoïsme et enga­ge­ment ne peut rési­der dans la mise en avant d’un enga­ge­ment égoïste, parce que si celui-ci peut faire avan­cer des causes locales et directes, il ne peut rien contre les crises gar­gan­tuesques qui menacent le monde qui nous entoure.

Pour­tant, on ne peut pas non plus affir­mer que les per­sonnes véri­ta­ble­ment enga­gées, c’est-à-dire capables de don­ner du temps pour des causes qui ne les touchent pas de prime abord, soient exemptes d’égoïsme, au moins au sens noble du terme : recher­cher d’abord son propre bon­heur. Nous sommes tous et toutes ain­si, non ? Or toute la dif­fé­rence réside dans l’ambivalence du mot « bon­heur » : qui peut pré­tendre que le bon­heur serait sim­ple­ment de pro­fi­ter et de se taire ? Qu’est-ce qu’on appelle d’ailleurs « pro­fi­ter » ? Notre bon­heur est-il her­mé­tique à l’environnement qui nous entoure ? Hélas, telle est l’idéologie véhi­cu­lée par notre époque : pour être heu­reux, il faut se retour­ner entiè­re­ment sur soi, mener sa rou­tine dans un monde hos­tile, affron­ter l’adversité, cal­cu­ler ses choix, en bref, se construire une bulle qu’on para­mètre soi­gneu­se­ment, par soi et pour soi, avec le bon décor, le bon par­fum, une bulle qui porte notre nom, et qui par­fois même se réjouit sour­noi­se­ment de la cre­vai­son des autres.

Entre déve­lop­pe­ment per­son­nel et impersonnel

Certes, tout ça a du sens : le « déve­lop­pe­ment per­son­nel » est une clé indis­pen­sable au bon­heur, car nul ne peut y aspi­rer sans prendre le temps de s’ordonner de l’intérieur et se rendre capi­taine de sa vie, mais après ? Qu’en est-il du déve­lop­pe­ment imper­son­nel ? Je me per­mets ce néo­lo­gisme pour dési­gner tout ce qui élar­git notre com­pré­hen­sion du monde, notre pou­voir d’agir, notre paix inté­rieure, sans pour autant être por­té sur soi. Dans l’abondante lit­té­ra­ture des cita­tions sur le bon­heur, on peut retrou­ver celle-ci, signée Dide­rot « l’homme le plus heu­reux est celui qui fait le bon­heur d’un plus grand nombre d’autres. » Cela trouve écho dans notre évo­lu­tion même, qui fait de nous une espèce beau­coup plus encline à l’empathie et l’entraide que les autres, non pas comme atti­tude inté­res­sée et cal­cu­lée à l’avance, mais comme un réflexe évo­lu­tif et éthique inhé­rent dont on ne se rend compte des béné­fices qu’après l’avoir fait ! Cela trouve écho aus­si dans de nom­breuses tra­di­tions spi­ri­tuelles qui pos­tulent une uni­té fon­da­men­tale du Monde : la sépa­ra­tion qu’opère donc l’homme vis-à-vis de son envi­ron­ne­ment en le posant comme tota­le­ment exté­rieur, en met­tant en avant son égo, serait source de dés­équi­libre à long terme, tan­dis que l’effort de connexion à la nature et à autrui, au contraire, ins­talle une paix durable dans l’être comme com­po­sante inex­tri­cable d’un tout.

L’engagement comme vec­teur de sens

Une autre cita­tion éclai­rante, signée Gand­hi : « le bon­heur, c’est lorsque vos actes sont en accord avec vos paroles ». N’est-ce pas une autre défi­ni­tion de l’engagement ? L’effort conti­nu d’aligner ses actes avec ses idées ? Si ce der­nier éloigne de quelques joyeu­se­tés cor­po­relles, il pré­pare une joie durable de l’esprit, dans le pro­ces­sus même de don­ner un sens à son exis­tence, de l’attacher à des convic­tions, de com­prendre les évo­lu­tions dési­rables du monde et d’y trou­ver sa place. L’être humain a un besoin fon­da­men­tal de cohé­rence ins­tal­lé jusque dans les tré­fonds de notre cer­veau : notre cor­tex cin­gu­laire nous alerte quand notre envi­ron­ne­ment n’a plus de sens déce­lable, auquel cas la tête cogne fort, entre anxié­té per­ma­nente, angoisse, et par­fois l’addiction comme seule échappatoire.

Bref, si l’engagement ne peut être égoïste, l’égoïsme peut être enga­gé, en se his­sant à des défi­ni­tions moins égo­cen­trées et en conscien­ti­sant ce fait abso­lu­ment capi­tal : l’épanouissement de soi implique aus­si par­fois de pen­ser à autre chose que soi. On parle sou­vent de ceux qui étouffent sous le poids des enga­ge­ments sacri­fi­ciels, mais qui par­le­ra de ces êtres étouf­fés dans leur propre per­sonne, l’ayant habi­tée avec une telle véhé­mence qu’ils se retrouvent inca­pables de voir au-delà ?

Ayman

Le vote, la population et l’engagement

Ambiance et scène poli­tique - La situa­tion actuelle de la scène poli­tique est par­ti­cu­lière. Elle est symp­to­ma­tique du dés­in­té­rêt de l’engagement poli­tique de la popu­la­tion. En France, depuis la fin de la guerre s’enchainent des gou­ver­ne­ments libé­raux convain­cus de la néces­si­té à détruire les bases de soli­da­ri­té et de poli­tique publique qu’avait construit la gauche his­to­rique. Les gou­ver­ne­ments libé­raux suivent le mar­ché et donc prennent des déci­sions en son sens pour sub­sis­ter. Aujourd’hui, ces bases qui ame­naient la popu­la­tion à vivre ensemble, à par­ta­ger ses pro­blèmes et à les résoudre[1] par elle-même n’existent plus. Ces espaces de vie poli­tique et sociale reviennent au gout du jour depuis les récentes crises poli­tiques. Le mou­ve­ment des Gilets Jaune montre très bien la volon­té d’une cer­taine par­tie de la popu­la­tion, dés­in­té­res­sée ou dégou­tée par la poli­tique actuelle, de créer des espaces de par­tage et d’échange. Ces espaces sont éphé­mères car très sou­vent illé­gaux[2].

Nous sou­hai­tons dans cet article dis­cu­ter du vote aux pré­si­den­tielles de France et de l’engagement poli­tique de la popu­la­tion. Ou autre­ment dit, nous étu­die­rons en quoi le vote, ses résul­tats et son rejet influencent l’engagement dit « poli­tique » des français.es. Nous com­men­ce­rons par don­ner un rapide his­to­rique des élec­tions fran­çaises puis nous ferons une étude des résul­tats et de l’utilité de l’abstention. Pour ter­mi­ner sur une syn­thèse per­son­nelle de la situation.

Voter à droite ou à gauche — En étu­diant les résul­tats des élec­tions pré­si­den­tielles nous notons un par­tage bila­té­ral du pou­voir. La gauche et la droite répu­bli­caine siègent au gou­ver­ne­ment depuis 1969.[3] Bien que les têtes changent, les deux par­tis par­ti­cipent à la libé­ra­li­sa­tion de la France : des aides appa­raissent quand la gauche gagnent puis dis­pa­raissent quand la droite arrive. Fina­le­ment, la gauche impose des régu­la­tions que la droite se char­ge­ra de sup­pri­mer. Les pro­grammes des anciens par­tis majo­ri­taires pro­posent un jeu de ping-pong poli­tique et éco­no­mique pro­vo­quant une frus­tra­tion impor­tante chez la popu­la­tion. En effet, mal­gré les crises, rien n’avance, rien n’est fait, et à chaque gou­ver­ne­ment les pro­blèmes s’accumulent ou s’enveniment.

Figure 1: Dis­pa­ri­té des votes à gauche ou à droite

C’est en 2017 que l’on observe une bas­cule totale dans ce jeu. Un can­di­dat indé­pen­dant est pro­pul­sé au règne du pou­voir, sou­te­nu par les entre­prises, les banques, la nou­velle classe moyenne dés­in­té­res­sée par la scène poli­tique ain­si que la scène poli­tique elle-même. Rien d’étonnant à sa vic­toire car la majo­ri­té de la France sou­hai­tait un can­di­dat dif­fé­rent, « hors-sys­tème », ne se reven­di­quant ni de droite ni de gauche. Cepen­dant, ce can­di­dat impose des poli­tiques de droite sans se sou­cier des réac­tions de l’opposition et de la popu­la­tion. Il a fini par enve­ni­mer la frus­tra­tion des militant.es de tous les partis.

Depuis 1969, les gou­ver­ne­ments ont eu un impact cer­tain sur l’engagement de la popu­la­tion : on arrive aujourd’hui à un point où plus rien n’a d’utilité dans le jeu poli­tique clas­sique per­met­tant aux extrêmes de res­sor­tir de plus en plus. La poli­tique est dic­tée et n’est plus dis­cu­tée. Ce fameux can­di­dat indé­pen­dant de 2017 à très bien uti­li­sé le tour­nant auto­ri­taire de la scène poli­tique française.

Mal­gré tous les évè­ne­ments et crises éco­no­miques et poli­tiques, le vote fait tou­jours res­sor­tir la droite comme idéo­lo­gie majo­ri­taire :les pro­nos­tics des élec­tions de 2022 donnent une vic­toire majo­ri­taire de la droite (voir Figure 1).[4] Comme on peut voir sur la Figure 1, les candidat.es indépendant.es ne se reven­di­quant ni de gauche ni anti­sys­tème sont for­cé­ment pour le main­tien de le la poli­tique actuelle, on parle de droite indé­pen­dante vis-à-vis des par­tis classiques.

Enfin, le sys­tème de vote actuel de notre cin­quième répu­blique met en avant des élu.es ne réus­sis­sant pas à gérer les crises sociales, éco­no­miques, cultu­relles ou encore iden­ti­taires[5].

Figure 2 : Abs­ten­tion et vote blanc aux élec­tions pré­si­den­tielles entre 1965 et 2017

Abs­ten­tion - Mal­gré toute la pro­pa­gande inci­tant au vote, l’abstention ou le dés­in­té­rêt du vote reste pré­sent. A chaque élec­tions son résul­tat est uti­li­sé par l’opposition pour démon­trer la non-légi­ti­mi­té de la pré­si­dence ou bien du sys­tème dans sa glo­ba­li­té : les par­tis radi­caux appellent au boy­cott. Une énorme par­tie de la popu­la­tion est dés­in­té­res­sée par la poli­tique, l’abstention a atteint son mini­mum en 1965 obte­nant un résul­tat équi­valent à 18% des inscrit.es[6] et son maxi­mum en 2002 attei­gnant 40% et sur­pas­sant les résul­tats des candidat.es (gagnant théo­ri­que­ment les élec­tions pré­si­den­tielles). On note que cette abs­ten­tion peut aus­si se déve­lop­per selon les caté­go­ries sociaux-pro­fes­sion­nelles : « 20 % des ins­crits de 25 ans ou plus n’ayant aucun diplôme ou un diplôme infé­rieur au bac se sont abs­te­nus sys­té­ma­ti­que­ment, contre 16 % en moyenne de France métro­po­li­taine, au détri­ment du vote sys­té­ma­tique. »[7]

La forte abs­ten­tion de 2002 amène la popu­la­tion à voter davan­tage en 2007. Un bar­rage énorme a été mon­té contre l’extrême droite aus­si bien à gauche qu’à droite. En fai­sant une pro­jec­tion pour avril 2022 et en la com­pa­rant avec les résul­tats de vote et d’abstention de la popu­la­tion en 2002, on met en évi­dence une forte simi­li­tude (voir Figure 2 et Figure 3). En effet, le can­di­dat prin­ci­pal (Macron en 2022 et Jaques Chi­rac en 2002) et son oppo­si­tion prin­ci­pale (l’extrême droite) montrent un pour­cen­tage de votant.es sem­blables. La dif­fé­rence entre 2002 et 2022 est que nous fai­sons face à une plus grande divi­sion dans la gauche et la droite clas­siques. En 2022, le vote à gauche ne dépas­se­ra pas les 30% d’après les son­dages comme en 2002. Le men­songe exer­cé aujourd’hui quo­ti­dien­ne­ment par le gou­ver­ne­ment d’Emmanuel Macron et par lui-même[8] se rap­proche de celui exer­cé par Jaques Chi­rac en 2002 :

« En par­ti­cu­lier depuis le revi­re­ment de M. Jacques Chi­rac en octobre 1995, lorsque, cinq mois après son élec­tion à la pré­si­dence, il renia le pro­gramme sur lequel il avait été élu […] et adop­ta une poli­tique ultralibérale.[…] 

Figure 3 : Résul­tats des élec­tions en 2002 et son­dages des résul­tats pos­sibles en 2022

En France, un jeune sur trois de moins de vingt-cinq ans n’était pas ins­crit à la veille de l’élection pré­si­den­tielle de mai 2002 ; le nombre de mili­tants poli­tiques ne dépasse pas 2 % des élec­teurs, et seuls 8 % des actifs sala­riés adhèrent à un syn­di­cat (ces deux der­niers chiffres étant l’un des plus faibles du monde occi­den­tal). »[9]

Pour macron on peut don­ner quelques exemples : modi­fi­ca­tion de l’article 2064 du code civil (réduc­tion du paie­ment des heures de tra­vail sup­plé­men­taires), de l’article 83 (réduc­tion des sanc­tions pour les employeurs qui violent la loi) ou encore pour les muni­ci­pa­li­tés pré­fé­rant « payer des amendes que de construire des loge­ments sociaux. Fort sym­bo­li­que­ment, la peine de pri­son pré­vue (jamais appli­quée) en cas d’entrave aux mis­sions des repré­sen­tants du per­son­nel passe à la trappe. Elle est rem­pla­cée par une amende de 7 500 euros maxi­mum (art. 85 bis). Tou­jours le même prin­cipe : ceux qui ont de l’argent peuvent s’émanciper de la loi. »[10]

Syn­thèse Les élec­tions pré­si­den­tielles fran­çaises sont mises de côté à cause de leur non-effi­ca­ci­té. Que le résul­tat du vote tombe à droite ou à gauche, les pro­blèmes per­sistent ou s’enveniment. La popu­la­tion désa­bu­sée par le sys­tème actuel – ses inéga­li­tés et ses tra­vers – vote de plus en plus « en réac­tion ». Les « extrêmes » prennent de plus en plus de place sur le devant de la scène – leur temps de parole aug­mente dans les médias et leurs dis­cours sont lar­ge­ment dif­fu­sés. Le mépris des poli­tiques en place vis-à-vis de leur oppo­si­tion ren­force les dis­cours réac­tion­naires. Il suf­fit de voir com­ment le dis­cours répu­bli­cain de V. Pécresse copie celui de l’extrême droite.

Cette « extre­mi­sa­tion » de l’électorat se fait en paral­lèle d’une hausse de l’abstention. La popu­la­tion ne veut pas aller voter alors que tous les candidat.es reprennent des dis­cours extrêmes et orien­tés sur des sujets trop contro­ver­sés. Les militant.es deviennent de plus en plus extrêmes tan­dis que le reste de la popu­la­tion s’implique de moins en moins. Une grande par­tie de la popu­la­tion ne vote plus pour ses convic­tions mais contre celles d’une mino­ri­té d’autres, rédui­sant leur vote à un bar­rage aux « extrêmes ». La popu­la­tion ne veut plus s’engager car depuis des années cet enga­ge­ment est lié au « mili­tan­tisme » – aux « extrêmes » – à des idées trop revendicatrices.

Crab.

[1] On peut prendre comme exemple les mai­sons du peuple deve­nues des monu­ments au fil des années

[2] Et donc détruits par la police.

[3] Site inter­net : www.sport-histoire.fr/Histoire/Resultats_presidentielle_1965.php

[4] Source cor­po­rate : BFMTV – Louis Tan­ca et Théo­phile Mago­ria – « Tous les son­dages de l’élection pré­si­den­tielle 2022 » – Le 22 octobre 2021

[5]La ques­tion de l’identité fran­çaise n’a jamais été aus­si pré­sente sur la scène poli­tique : Régis Mey­ran – « Crise iden­ti­taire ? » – Le club de média­part– 19 décembre 2016

[6] On ne parle d’abstention rap­por­tée au % de votant.es.

[7] Vincent Delage, Insee – « Élec­tions 2017 — Un élec­teur sur trois a voté aux quatre scru­tins » – Insee Ana­lyses Pro­vence-Alpes-Côte d’A­zur, No 51, Paru le : 19 octobre 2017

[8] Notam­ment à pro­pos de la crise sanitaire.

[9] Igna­cio Ramo­net – « Retour de la ques­tion sociale » – Le défi social, « Manière de voir » #66 • novembre-décembre 2002

[10] Ama­douer Bruxelles – « Loi Macron, le choix du « tou­jours moins » – Le monde diplo­ma­tique –– Avril 2015

« Engagez-vous qu’ils disaient … »

Aaaah s’engager … Les bottes bien cirées, l’odeur de la popote qui mijote dans son chau­dron, le doux chant du clai­ron son­nant l’heure de la soupe … Sou­pire lon­gue­ment. Ça ne vous manque pas ? Non ? Bon puisque l’armée romaine n’a pas l’air de vous convaincre, par­lons de l’engagement politique !

Depuis quelques années le nombre de membres dans les par­tis poli­tiques reculent, les chiffres de l’abstention, eux, suivent une ten­dance à la hausse. Les asso­cia­tions et les par­tis poli­tiques feraient face à une « crise de l’engagement », à un manque de béné­voles ou de mili­tants. Quelles en sont les rai­sons me deman­dez-vous ? Tâchons de réflé­chir aux causes et ori­gines de cette perte d’intérêt pour l’univers poli­tique et associatif.

Aux fon­de­ments idéo­lo­giques de la crise de l’engagement

Vous et moi allons réflé­chir (c’est avant tout des ren­contres un pro­ces­sus col­lec­tif) sur ces pro­fondes causes. Ce qui est cer­tain, c’est que les causes sont mul­tiples, com­plexes et légè­re­ment insai­sis­sables. Il me semble exis­ter une incom­pa­ti­bi­li­té fon­da­men­tale entre la phi­lo­so­phie actuelle de la socié­té et celle gra­vi­tant autour de l’engagement. La phi­lo­so­phie libé­rale pose l’individu, avec ses droits, ses liber­tés et toutes ses poten­tia­li­tés d’actions comme brique élé­men­taire de toute la socié­té. Avec le temps, cette idéo­lo­gie s’est exa­cer­bée, offrant tou­jours plus de pos­si­bi­li­tés aux indi­vi­dus, notam­ment avec l’arrivée puis l’essor de l’informatique et rédui­sant du même coup leurs attaches à la reli­gion, la famille, les amis, la patrie ou plus glo­ba­le­ment à tout corps social trans­cen­dant un tant soit peu l’individualité. Ces ins­ti­tu­tions étaient, dans le pas­sé, créa­trices de liens sociaux et de confiance entre les citoyens. Leur dis­pa­ri­tion pro­gres­sive est syno­nyme d’isolement pour cer­taines par­ties la popu­la­tion. Mais plus que l’isolement, toute idéo­lo­gie for­mate les esprits à pen­ser en adé­qua­tion avec celle-ci. Pour l’individualisme, les esprits sont pous­sés à pen­ser, à agir par et pour eux-mêmes, à ne comp­ter que sur eux-mêmes pour avan­cer, se déve­lop­per et réus­sir. L’extérieur à soi est relé­gué au second plan ou pire, au rang d’outil uti­li­sable pour arri­ver à ses fins. L’engagement est un don de soi, un pro­ces­sus lors duquel on agit pour une cause, non plus per­son­nel, mais com­mune à un groupe, géné­ra­le­ment impor­tant, d’individus. Enfin, vous ver­rez un peu plus loin qu’il n’est pas impos­sible de faire concor­der les actions pour le com­mun et les actions bonnes pour soi.

Le dis­cours poli­tique comme source de désengagement

En plus de cela, les dis­cours en vogue ces der­nières années par­ti­cipent à saper la confiance des gens ou à les décou­ra­ger. Le dis­cours poli­tique pro­met monts et mer­veilles aux citoyens et élec­teurs et les pro­messes ne sont pas toutes tenues. Pire, la majo­ri­té sont bri­sées ou par­tiel­le­ment tenues (je vous pro­pose d’aller voir le site luipresident.fr pour vous en convaincre). Une enti­té qui brise quelques pro­messes (même si elle en tient aus­si un bon nombre) sus­cite méfiance et dés­in­té­rêt presque auto­ma­ti­que­ment, en ver­tu du biais de néga­ti­vi­té auquel nous sommes tous sou­mis. Voi­là donc qui pour­rait expli­quer la défiance actuelle envers les poli­tiques. Ce désen­ga­ge­ment pour­rait avoir des réper­cus­sions impor­tantes sur les géné­ra­tions futures, sur­tout lorsqu’il est ques­tion d’agir pour com­battre les crises cli­ma­tiques, bio­lo­giques et sociales dont on nous rebâche l’existence à inter­valle presque quo­ti­diens. Consé­quence logique d’une telle pro­pa­gande, pour la plu­part des gens, cet état de fait est entiè­re­ment admis et ancré dans leurs esprits. Pour­tant, aucune action d’ampleur et véri­ta­ble­ment col­lec­tive n’est menée, mal­gré le fait que la bataille des idées ait été lar­ge­ment rem­por­tée. Ce désen­ga­ge­ment pour la cause poli­tique et éco­lo­gique est cau­sé par le décou­ra­ge­ment face à une tâche qui semble her­cu­léenne cou­plé à un manque de leviers et d’actions concrètes pro­po­sées par les poli­tiques ou par des col­lec­tifs indé­pen­dants. A cela s’ajoute le conflit avec les inté­rêts per­son­nels, inté­rêts comme le confort de vie ou le plai­sir indi­vi­duel. Notre monde moderne pro­pose mille et un diver­tis­se­ments très faci­le­ment acces­sibles pour le plus grand nombre (réseaux sociaux, pla­te­formes de strea­ming). Mais la dis­trac­tion, bien qu’indispensable pour une vie saine, lorsqu’elle prend une place trop impor­tante dans nos vies, se trans­forme en oisi­ve­té et en passivité.

Que rete­nons-nous ?

Fina­le­ment, les causes avan­cées dans cet article sont : l’incompatibilité entre l’idéologie « libé­ra­lo-indi­vi­dua­liste » et celle l’engagement, les dis­cours poli­tiques trop ven­deurs et pas suf­fi­sam­ment ancrés dans le réel, le décou­ra­ge­ment face au nombre et à la taille des défis du XXIe siècle et enfin dans une moindre mesure, les dis­trac­tions et sti­mu­la­tions pro­po­sées à outrance par la tech­nique moderne.

Simon