Vie dure pour les croyants

Appel à nous questionner, à questionner ce qui nous entoure et à vivre dans la fraternité.

Réfléchir avant d’exprimer

Simone Weil notait que « quant à la liber­té de pen­sée, on dit vrai dans une large mesure quand on dit que sans elle il n’y a pas de pen­sée. Mais il est plus vrai encore de dire que quand la pen­sée n’existe pas, elle n’est pas non plus libre ». Nos esprits pour deve­nir libres néces­sitent d’être édu­qués, d’être infor­més et éclai­rés, ils sont condi­tion­nés et évo­luent éga­le­ment avec tout ce qui nous envi­ronne quo­ti­dien­ne­ment, en par­ti­cu­lier les médias. Ils sont omni­pré­sents et s’expriment a prio­ri libre­ment, cepen­dant cela n’implique pas qu’ils contri­buent à nous rendre nous aus­si, citoyens, libres. Ils pour­raient au contraire nous mani­pu­ler et nous endoc­tri­ner faci­le­ment par un accès à une réa­li­té défor­mée vis-à-vis de laquelle nous avons si peu de recul car on pense les médias impar­tiaux ou pire, déten­teurs de la véri­té. On défend ain­si cette liber­té d’ex­pres­sion et de publi­ca­tion d’un petit nombre sans s’interroger sur les consé­quences pour les lec­teurs et audi­teurs. Or nous sem­blons plu­tôt être atteints d’un émo­tion­nel col­lec­tif entre­te­nu par la peur et favo­rable à la sou­mis­sion et à la non-pen­sée de masse, tou­jours moins libres pos­ses­seurs de nos idées, opi­nions et émo­tions. Ain­si, loin de nier la soli­da­ri­té que nous éprou­vons tous pour les vic­times de ter­ro­risme, se reven­di­quons-nous Char­lie ou prof, pour beau­coup sans cher­cher à en savoir plus.

Pour­quoi faut-il pré­fé­rer une minute de silence plu­tôt qu’une heure de prière pour rendre hom­mage à Samuel Paty ? Quand on vous demande « es-tu pour ou contre Char­lie ? », pour­quoi n’est-il pas pos­sible d’interroger cette ques­tion plu­tôt que d’y répondre ? L’intolérance symp­to­ma­tique de ne pou­voir ni répondre « contre » (comme si cela signi­fiait que l’on est contre la liber­té d’expression ou pire, que l’on cau­tionne leur assas­si­nat) ni argu­men­ter révèle ce pou­voir d’orienter les pen­sées et de mani­pu­ler l’opinion publique que détiennent les médias, et que « la véri­té des domi­nants devient celle de tous » pour reprendre Pierre Bour­dieu. La socié­té fran­çaise se consti­tue de mul­tiples cultures et confes­sions, mais une ten­dance pesante semble être de vou­loir tout uni­for­mi­ser, de cacher nos dif­fé­rences, de reje­ter nos déter­mi­nismes, nos appar­te­nances et notre pas­sé. Les croyants res­sentent ain­si une réelle peur d’exprimer leurs idées et leur auto­cen­sure tra­duit l’existence d’une oppres­sion sociale. Les liber­tés de pen­sée et de conscience de notre répu­blique démo­cra­tique et laïque sont deve­nues des expres­sions vidées de leur sens et que l’on ne pro­fère que pour évi­ter de réfléchir.

Endosser ses responsabilités

Si cer­taines cari­ca­tures per­mettent en effet une cri­tique sur un point par­ti­cu­lier, d’autres révèlent plu­tôt le choix de quit­ter le ter­rain de la cri­tique et de la réflexion, pour une démarche où d’Erdogan à Benoît XVI, en pas­sant par Macron, on montre qu’on est capable de cari­ca­tu­rer tout le monde comme on veut et en tout contexte… Au tra­vers de ces cari­ca­tures sur la reli­gion, Char­lie Heb­do ne nous pro­pose non pas des élé­ments per­met­tant d’é­veiller notre esprit cri­tique mais des images et titres choc, donc de l’ins­tan­ta­né et de l’é­mo­tion. On nous ramol­lit le cer­veau en jouant sur le court, le non nuan­cé, le facile, à l’ins­tar de cette socié­té de sur­con­som­ma­tion. Les des­sins cho­quants et les corps nus se vendent bien, ils font faci­le­ment le buzz et attirent l’au­dience. Fabrice Had­jadj remarque que « le bon jour­na­liste vise le scoop, c’est-à-dire la catas­trophe ou l’innovation. Si vous avez été mas­sa­cré par des ter­ro­ristes, vous deve­nez sou­dain très inté­res­sant. » Il devient dif­fi­cile d’être lucide sur la réa­li­té quand on voit le peu d’in­fo ou de conte­nu intel­lec­tuel pro­po­sé par une poi­gnée de médias et qu’on se fait abru­tir à force de vision­ner du sexe bru­tal, du « spec­ta­cu­laire »… on finit même par se décon­nec­ter du réel et on oublie de ques­tion­ner ce qui est mon­tré et qui le montre. Les luttes sociales ne semblent exis­ter que dans les repor­tages de manifs où l’on ne filme que les cas­seurs, la res­pon­sa­bi­li­té forte des profs vis-à-vis des enfants n’est recon­nue que lorsqu’ils se font tuer. Le choix du diver­tis­se­ment est aus­si mal­heu­reu­se­ment celui de nom­breux médias qui ont inves­ti les réseaux sociaux qui sont le lieu de l’é­change, de l’o­pi­nion et d’un cer­tain rela­ti­visme, non pas celui de la dif­fu­sion de l’in­for­ma­tion. Rap­pe­lons ain­si que les médias ne se valent pas tous, que les conte­nus média­tiques non plus et que la plu­ra­li­té des médias, garante de notre démo­cra­tie, ne réside a prio­ri pas dans l’éventail du plus diver­tis­sant au plus abrutissant.

Les cari­ca­tures découpent et déforment pour ampli­fier un trait, tous les sujets ne s’y prêtent pas car ils demandent que le public soit éclai­ré, infor­mé des­sus afin de sai­sir le mes­sage. Cer­tains sujets sont si com­plexes qu’ils méritent davan­tage de recul et d’a­na­lyse. Les cari­ca­tures en par­ti­cu­lier sur la reli­gion ne sont pas « péda­go­giques », elles ne sont pas des­ti­nées à tout public, encore moins à des jeunes à l’esprit en déve­lop­pe­ment… or elles sont main­te­nant visibles de tous, qu’on ait choi­si d’acheter ou non le jour­nal. Quand on est membre d’un média, qu’on a une por­tée et une influence telles sur la socié­té, sur tout choix pèse une res­pon­sa­bi­li­té et il n’est pas neutre de choi­sir de ne mon­trer qu’un monde défor­mé fait d’images choc, « d’exceptions », et d’oc­cul­ter les infor­ma­tions qui ne feront pas le buzz. Sou­li­gnons avec Simone Weil que « par­tout où il y a vie com­mune, il est inévi­table que des règles, impo­sées par l’utilité com­mune, limitent le choix », notam­ment, « les publi­ca­tions des­ti­nées à influer sur ce qu’on nomme l’opinion, c’est-à-dire en fait sur la conduite de la Vie, consti­tuent des actes et doivent être sou­mises aux mêmes res­tric­tions que tous les actes. Autre­ment dit, elles ne doivent por­ter aucun pré­ju­dice illé­gi­time à aucun être humain » car autre­ment, « quand les pos­si­bi­li­tés de choix sont larges au point de nuire à l’utilité com­mune, les hommes n’ont pas la jouis­sance de la liber­té ». Qu’il s’agisse d’informer ou de diver­tir, l’influence que pos­sède un média sur l’opinion publique et l’orientation de la pen­sée (ou de la non-pen­sée) néces­site de ques­tion­ner encore la déon­to­lo­gie appli­quée par les journalistes. 

Respecter l’altérité

Alors que pour les croyants, le corps est beau car il est une créa­tion de Dieu et la rela­tion sexuelle est une action de l’amour, notre époque ne cesse d’entretenir une vision réi­fiante du corps voire même une culture du viol. Le machisme est encore pré­sent dans les médias et les publi­ci­tés, les femmes trop sou­vent réduites à leur corps comme objet sexuel, des­si­nées nues et cri­ti­quées sur leur phy­sique plu­tôt que leurs idées… est-ce donc par sou­ci d’égalité (ou por­té par un même mépris) que les cari­ca­tures publiées par Char­lie Heb­do appliquent cette même démarche sur tous ? Ces cari­ca­tures révèlent que quand des per­sonnes et com­mu­nau­tés ne plaisent pas, il est plus simple de dif­fa­mer sur elles (j’y inclus Jésus et Maho­met qui ont bien exis­té) en les rédui­sant à du sexuel inten­tion­nel­le­ment bes­tial. Mon­trer qui l’on veut nu ou en train de for­ni­quer pour les dis­cré­di­ter ne per­met que de se com­plaire dans la défor­ma­tion et la dégra­da­tion sexuelle, de se mor­fondre en masse dans un rire per­ver­ti. Ne sont plus recher­chés ni la per­ti­nence et l’information, ni la cri­tique et l’appel au dia­logue, plus aucune consi­dé­ra­tion n’est envi­sa­gée, plus aucun res­pect éprou­vé pour les com­mu­nau­tés croyantes. Cela semble ain­si contra­dic­toire avec la démarche cari­ca­tu­rale, on accu­se­rait presque les croyants de vou­loir s’informer et remon­ter à la source des cri­tiques dont ils ou leur propre reli­gion font l’objet. On est bien loin de la cri­tique par le rire de Molière et on se rap­proche de la moque­rie « bête et méchante ». Arrê­tons de réduire les autres à du sexuel avi­li, confron­tons plu­tôt les idées tout en res­pec­tant les mul­tiples convic­tions et confessions. 

Tan­dis qu’on lutte pour davan­tage de res­pect et d’inclusion sociale, qu’on ne tolère pas de se moquer des filles, per­sonnes raci­sées, per­sonnes en situa­tion de han­di­cap, ou membres de la com­mu­nau­té LGBT… les per­sonnes ayant des convic­tions reli­gieuses en revanche, per­sonne ne voit d’inconvénient à les insul­ter de débiles, illu­mi­nés, fas­cistes ou extré­mistes (pour ne citer que les injures dont j’ai été témoin), ni à blas­phé­mer fiè­re­ment. Et juste parce qu’on peut blas­phé­mer, alors on le fait ? Si le crayon du des­si­na­teur est un outil d’ar­tiste, il est aus­si une arme, et cer­tains des­sins blessent non pas par leur éven­tuelle per­ti­nence, mais par les choix de repré­sen­ta­tion. Est-il dif­fi­cile de com­prendre que pour ces croyants qui trouvent le sens de leur vie en Dieu, dont tout choix est gui­dé par Dieu que cer­tains appellent même « Père » (si cela vous parle plus que le sacré), il est plus sup­por­table d’être inju­rié que de voir repré­sen­ter sans limite leur « Père », Jésus, ou Maho­met (vic­times non consen­tantes de cari­ca­tures por­no­gra­phiques que vous pou­vez voir dans la rue) ? Il semble de nos jours plus natu­rel de se moquer que de s’ouvrir et res­pec­ter l’altérité et les convic­tions des autres. Rachid Ben­zine indique que “dans les dif­fé­rentes aires cultu­relles, nous n’avons pas le même champ sym­bo­lique, nous n’avons pas le même champ séman­tique et nous n’avons pas le même lan­gage, mais nous sommes tous livrés aux mêmes images. Nous ne sommes pas tous égaux devant l’image, parce que nous n’avons pas du tout le même par­cours his­to­rique”. La France est plu­rielle et ne se consti­tue pas que d’adultes, hommes, blancs ou athées.

Enseigner face à l’ignorance

Lorsque l’on voit la haine occi­den­tale contre les musul­mans et les Arabes mis dans le même panier (voire même par­fois mis dans le même panier que les ter­ro­ristes) et qu’une femme est dis­cri­mi­née pour le port du voile, il sem­ble­rait plus avi­sé d’informer sur la réa­li­té que de res­sor­tir Maho­met se lamen­tant qu’il « est dur d’être aimé par des cons » que seraient les inté­gristes. Un rédac­teur de Char­lie Heb­do affir­mant sous cou­vert d’humour et de liber­té d’expression, que « des inter­dits, il en existe dans toutes les reli­gions. Mais celui qui les ras­semble toutes, c’est bien l’in­ter­dic­tion de se mar­rer et se fendre la poire », ou un ensei­gnant ren­dant hom­mage à Samuel Paty en sou­te­nant que « le pre­mier devoir d’une Répu­blique est de faire des répu­bli­cains ; et l’on ne fait pas un répu­bli­cain comme on fait un catho­lique. Pour faire un catho­lique, il suf­fit de lui impo­ser la véri­té toute faite. Le maître a par­lé, le fidèle répète. Il a été dit un catho­lique ; mais on pour­rait tout aus­si bien dire un pro­tes­tant ou un croyant quel­conque » par­ti­cipent tous deux à cet « abê­tis­se­ment des foules ». Alors qu’ils ont une telle influence sur l’opinion publique et les jeunes, et que si peu de monde a déjà lu un texte sacré ou dia­lo­gué avec un croyant, répandre des pro­pos faux et mépri­sants sur des com­mu­nau­tés entre­tient for­te­ment l’obscurantisme. Peut-être serait-il temps de retour­ner aux cours de culture reli­gieuse non ? George Per­ec se lamen­tait déjà que « les jour­naux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien ; ce qu’ils racontent ne me concerne pas, ne m’interroge pas et ne répond pas davan­tage aux ques­tions que je pose ou que je vou­drais poser. » Pro­fi­tons-en pour rap­pe­ler que les inter­dits com­muns aux reli­gions, Judaïsme, Chris­tia­nisme et Islam, résident davan­tage dans les dix paroles que Dieu trans­met à Moïse, indi­quées dans la Torah, Penta­teuque ou Tawrat. Ces paroles four­nissent le cadre qui per­met à cha­cun de jouir de sa liber­té en socié­té. Libre à cha­cun de s’évertuer à suivre ces ins­truc­tions selon sa conscience et sa foi en Dieu. 

Par ailleurs, puisque l’É­tat s’oc­troie le droit ou le devoir selon le point de vue, d’é­du­quer les enfants et leur incul­quer une morale ou une éthique selon votre éty­mo­lo­gie pré­fé­rée, il appa­rait néces­saire d’insister sur l’enseignement de ces reli­gions qui ont contri­bué à l’his­toire de notre socié­té (en bien, mais aus­si en mal comme pour toute chose sur laquelle le pou­voir et la sou­ve­rai­ne­té mettent la main) et qui sont vic­times d’une haine ignare. Le Dieu des croyants est amour et libé­ra­teur, et c’est ce que semblent oublier ou igno­rer nos cama­rades non croyants, qui ont envie de pla­quer sur ce Dieu un visage d’au­to­ri­ta­risme et de tyran. Faut-il cepen­dant s’en éton­ner, entre d’une part la vio­lence phy­sique et sym­bo­lique d’un ter­ro­risme idéo­lo­gique et celle d’un sys­tème néo­li­bé­ral, et de l’autre des médias et un ensei­gne­ment qui ne nous four­nissent pas les infor­ma­tions pour jouir de cette liber­té d’opinion ? Plu­sieurs per­sonnes avan­çaient que « si Dieu existe, il devrait avoir honte », or Jacques Ellul sou­li­gnait que « Dieu veut le bien, mais il laisse l’homme libre de ne pas le faire, parce que dans le cas contraire, si Dieu en tant que Tout-Puis­sant fai­sait auto­ma­ti­que­ment « faire le bien », à l’homme, la vie humaine n’aurait plus aucun sens. L’homme serait un robot entre les mains de Dieu, un jouet que Dieu se serait fait (mais pour­quoi ?). Et alors, fai­sons bien atten­tion, il ne serait plus res­pon­sable de rien, donc cela n’aurait plus aucune impor­tance qu’il fasse du bien ou du mal ! » Dieu n’use pas de sa toute-puis­sance, il laisse cha­cun libre de croire en Lui et ne crée pas des terroristes.

Faire société

De même qu’on nous a bas­si­né que le déve­lop­pe­ment durable « conci­lie » éco­no­mie, social et envi­ron­ne­ment — et qui nous a mené où nous en sommes, on nous bas­sine main­te­nant des valeurs répu­bli­caines : liber­té, éga­li­té, fra­ter­ni­té. Fina­le­ment, la réa­li­té est qu’on a per­du le sens du pre­mier, tro­qué le second et oublié le petit der­nier. De nom­breuses démarches ne sont plus mues que par l’individualisme, la fra­ter­ni­té est tel­le­ment absente de nos rela­tions que nous ne savons plus que reven­di­quer des droits et des lois, sacri­fier le lien social et les per­sonnes pré­caires. Chan­geons de regard, chan­geons de para­digme, prê­tons notre atten­tion à l’autre et à nos obli­ga­tions envers lui. Parce que nous vivons en socié­té, ayons soif de liber­té mais sur­tout d’a­mour, car par lui on découvre, res­pecte et consi­dère son pro­chain. La liber­té s’ensuit natu­rel­le­ment et trouve alors ses limites au tra­vers de notre amour pour les autres, sans qu’on les res­sente comme des obs­tacles. Retrou­vons la fra­ter­ni­té dans nos rela­tions, qui s’est effa­cée devant l’i­do­lâ­trie d’une fausse liber­té sans borne au détri­ment des autres et d’une fausse éga­li­té sociale où l’al­té­ri­té est effa­cée voire mépri­sée plu­tôt qu’accueillie.

A mes frères et sœurs juifs, chré­tiens et musul­mans, prions les uns pour les autres, pour les défunts et leur famille en deuil, pour le corps ensei­gnant et le milieu jour­na­lis­tique. Prions pour ceux qui nous insultent, qui nous per­sé­cutent ou qui salissent ces reli­gions pour­tant sources de vie, de paix et d’a­mour. Oeu­vrons au bien com­mun, res­tons unis et entre­te­nons ce lien social dans nos com­mu­nau­tés, tel­le­ment dilué sinon per­du dans cette socié­té déra­ci­née. Inter­ro­geons notre quo­ti­dien et ce qui semble nous cen­su­rer, ayons la liber­té d’exprimer non pas la pen­sée des domi­nants mais la nôtre. Enfin, si vous n’ai­mez pas mon texte, puis­siez-vous tolé­rer sa publi­ca­tion en vous rap­pe­lant que a prio­ri, vous défen­dez la liber­té d’ex­pres­sion et une presse libre.

Sofi

 

 

Pour aller plus loin

  • nb1 : Char­lie Heb­do n’étant mal­heu­reu­se­ment pas le seul média cri­ti­quable, dans l’objectif de for­mer notre esprit cri­tique sur les médias et savoir prendre du recul sur le conte­nu média­tique, voi­ci quelques ressources :
  • Les articles de Sophie Eus­tache dis­po­nibles sur le site de Le Monde Diplomatique
  • Les nou­veaux Chiens de Garde de Serge Halimi
  • La fabrique des débats publics et Sur la télé­vi­sion de Pierre Bourdieu
  • Les vidéos de Usul sur le Jour­na­liste et sur la télé­vi­sion, dis­po­nibles sur dai­ly­mo­tion et Youtube
  • Le dos­sier du n°169 du jour­nal étu­diant L’Insatiable
  • Le site de Action Cri­tique Médias (ACRIMED)
  • nb2 : pour s’informer sur les reli­gions, quoi de mieux que de dia­lo­guer avec des croyants ? Je vous invite éga­le­ment à vision­ner les vidéos en 3 minutes de l’association Coexister.

Lettre ouverte aux Insaliens

Char­lotte nous pro­pose de prendre le temps de réflé­chir durant cette der­nière semaine de confi­ne­ment avec une lettre s’a­dres­sant à l’en­semble des étu­diants Insa­liens ain­si que ceux à venir. Que cher­chons-nous et où cher­chons-nous? De nom­breux étu­diants ne savent pas encore pour­quoi ils se sont enga­gés dans un cur­sus ingé­nieur ou ne trouvent pas de métier qui les inté­resse. Notre aper­çu du monde pro­fes­sion­nel n’est mal­heu­reu­se­ment que par­tiel face à la diver­si­té de domaines et métiers qui s’offre véri­ta­ble­ment à nous, sor­tons donc des limites du cam­pus de la Doua et du monde scien­ti­fique pur! Cette étu­diante en génie méca­nique inter­roge nos moti­va­tions à deve­nir ingé­nieurs, plus par­ti­cu­liè­re­ment « ingé­nieurs huma­nistes », et elle nous invite à pen­ser et construire notre par­cours pro­fes­sion­nel selon les valeurs qui nous animent, l’es­prit ouvert et confiant.

Cher Insa­lien, chère Insa­lienne. Féli­ci­ta­tions, tu es main­te­nant dans une des plus grandes écoles post-bac, quel pres­tige ! Petit bizut du FIMI, tu dois bien te sen­tir per­du dans toute cette « grande famille », mais tu n’as rien à craindre, l’INSA est si fière de te comp­ter par­mi ses membres. Etu­diant de cin­quième année, ton des­tin est tout tra­cé ! Dans tes cinq ans d’études tu as enten­du je ne sais com­bien de fois le célèbre « ingé­nieur à l’INSA ? Les plus grands groupes vont se battre pour t’avoir, quelle chance ! » . Mais est-ce seule­ment ce que tu veux ? Etre « ingé­nieur INSA » dans un groupe mul­ti­na­tio­nal ? Jusqu’à main­te­nant tu as peut-être conti­nué sage­ment tes études sans jamais te poser la ques­tion, sans jamais te deman­der ce que tu fai­sais vrai­ment ici, en te lais­sant por­ter par le flot d’étudiants sui­vant leurs cours. Mais ça c’était avant que je n’arrive avec mon pan­neau te disant « Atten­tion ! Océan en approche, pré­sence de requins.». Il est temps de te réveiller et de te poser les bonnes ques­tions, prends la barre, ta barque part à la dérive.

T’es-tu déjà deman­dé ce qu’était être ingé­nieur INSA ? Si l’on en croit la direc­tion, un ingé­nieur INSA est un ingé­nieur « huma­niste ». Image ou réa­li­té ? Une école qui chaque année réduit le bud­get des sec­tions cultu­relles (sec­tion art études par exemple) qui serre les dents à chaque demande de finan­ce­ment d’un spec­tacle, une école qui donne plus d’importance à ses grands par­te­naires qu’aux nom­breux pro­jets trans­verses qu’elle-même pro­pose, une école qui a mis trente ans à recon­naitre et jus­ti­fier les sec­tions art-études par la mise en place d’un diplôme recon­nu par l’état peut-elle être consi­dé­rée comme huma­niste ? Les plus pers­pi­caces d’entre vous me diront « ça me parait logique, les grands groupes financent l’INSA, le ser­vice cultu­rel pas du tout ! ». Et vous avez rai­son, l’INSA a sans doute écou­té le conseil très actuel que nous donne Léo­da­gan de Car­mé­lide, per­son­nage de la célèbre série fran­çaise Kaa­me­lott : « On peut dou­ter de tout sauf de la néces­si­té de se trou­ver du côté de celui qui a le pognon. » Si je suis le rai­son­ne­ment, il faut donc pri­vi­lé­gier le pro­fit à ses valeurs ? Si l’auteur Hen­rik Ibsen ne te dit rien, je t’encourage vive­ment à lire ou regar­der sa pièce de théâtre Un Enne­mi du Peuple qui traite admi­ra­ble­ment bien de ce sujet. L’histoire traite d’une ville en Nor­vège dans laquelle pros­père une grande entre­prise de trai­te­ments des eaux, le maire étant le direc­teur de l’usine est consi­dé­ré par tous les habi­tants comme le « sau­veur de la ville ». Mais le beau-frère de ce direc­teur, après de nom­breuses recherches, trouve enfin la faille : le sys­tème de trai­te­ment des eaux n’est pas viable et trans­fère à l’eau une bac­té­rie infec­tant tous les habi­tants. Il tente par tous les moyens d’en infor­mer le peuple, allant à l’encontre de son beau-frère qui sou­doie le vil­lage entier pour noyer sa théo­rie. Spoi­ler alert, pour celui qui s’est bat­tu pour ses valeurs et pour le bien du peuple, l’histoire ne finit pas bien… Si on ana­lyse de plus près, si tout a mal fini pour lui ce n’est pas parce qu’il s’est bat­tu pour ce qui était bon, mais bien parce que le peuple s’est ran­gé aveu­glé­ment, ou par peur, du côté de celui qui avait l’argent et le pouvoir.

Jusqu’à quand encore res­te­ras-tu de ce bord-là ? Es-tu vrai­ment prêt à vivre une double vie ? Je ne te demande pas de tout remettre en cause et de tout clas­ser en liste rouge mais juste d’avoir un autre regard sur ce qui se passe vrai­ment. On te vend les grands groupes comme « indus­trie de demain », por­tées sur l’écologie, avec de nou­velles tech­no­lo­gies qui vont révo­lu­tion­ner notre manière de vivre, encore une fois je ne dis pas que toutes ces poli­tiques de com­mu­ni­ca­tion sont fausses, mais dans un monde où l’obsolescence pro­gram­mée devient une réa­li­té admise et accep­tée de tous, je me per­mets d’émettre un doute… La situa­tion actuelle est encore pire, et le chan­teur Olde­laf le fait très jus­te­ment remar­quer dans sa chan­son Qu’est-ce qu’on va en faire : « Le monde est une bro­cante, il veut l’obsolescence ». Même topo pour ton lieu d’étude. Pro­po­ser des confé­rences, des after­works, des débats ou des réunions pour construire l’énergie de demain, est-ce suf­fi­sant pour contrer les géants qui consti­tuent nos par­te­naires ? Tha­lès, SKF, Miche­lin, Vin­ci, Air­bus, tous ces grands groupes pro­posent-ils vrai­ment des méthodes d’écoconception ou n’est-ce qu’une manière de se faire une belle image pour mieux recru­ter et mieux vendre ? On peut citer le par­fait exemple des construc­teurs auto­mo­biles qui viennent faus­ser leurs résul­tats d’émission pour se rendre plus « eco-friend­ly » auprès des clients… Il s’agit de cette même école qui te pro­po­se­ra comme seul cours d’écoconception « le monde va mal, si on ne fait rien dans 20 ans, il n’y aura plus rien sur Terre, il faut agir, point. » sans te don­ner les véri­tables clés. Encore une fois, je ne te dis pas qu’il faut for­cé­ment tout remettre en cause et arrê­ter tout ce que tu fais, je te pro­pose juste quelques ques­tion­ne­ments qui selon moi sont néces­saires à tout élève ingénieur.

Si je peux te don­ner un conseil pour avoir ce regard neuf, pra­tique une acti­vi­té en dehors de l’INSA. Confronte-toi à la vie en dehors du cam­pus. Ins­cris-toi dans une asso­cia­tion, une acti­vi­té artis­tique, quelque chose qui te fera sor­tir du domaine ingé­nieur. Ras­sure-toi, cette acti­vi­té ne te dégoû­te­ra pas du métier d’ingénieur, elle te per­met­tra juste de t’ouvrir à d’autres hori­zons, te mon­tre­ra de nom­breux nou­veaux domaines qui demandent bien plus tes com­pé­tences et ton savoir que l’industrie de masse. Elles ne se pré­sen­te­ront pas à toi puisque, toutes humbles, elles ne veulent pas s’imposer mais sois sûr qu’elles ne demandent qu’une chose, un futur vrai et durable. Inté­resse-toi seule­ment à elles, si elles ne t’intéressent pas, très bien, au moins ma lettre aura eu son effet, elle t’aura fait réfléchir..

Si, comme moi, tu te poses ces ques­tions depuis long­temps, que tu ne te sens pas chez toi ici puisque tout est contraire à tes valeurs, ne fuie pas devant le monde de l’ingénierie. Au contraire, vire de bord et va toute voile dehors dans cette direc­tion ! Prête atten­tion, le cou­rant de l’industrie de masse est fort, ne te laisse pas empor­ter, le tour­nant vers les entre­prises nou­velles et qui cor­res­pondent à tes valeurs est ser­ré, mais en étu­diant bien le cou­rant qui t’emporte et la direc­tion du vent qui gonfle ta grande voile, tu seras à même de contour­ner cet obs­tacle et de prendre le virage à temps. Le monde a besoin d’ingénieurs comme toi, qui se posent des ques­tions, qui remettent en cause ce qu’on leur apprend, qui sait en tirer le bon pour le mettre au ser­vice des plus faibles. Par­tir faire de l’humanitaire pour don­ner des bou­teilles d’eau dans un vil­lage afri­cain qui en manque est une volon­té notable, uti­li­ser tes com­pé­tences acquises dans ces cinq années d’ingénierie pour aller construire un puit durable dans ce même vil­lage est un exemple pour tes mille col­lègues de pro­mo­tion. Boy­cot­ter l’ingénierie n’est pas une solu­tion, tu lais­se­rais la place à tous les diplô­més qui se sont lais­sé empor­ter sans tour­ner leur bous­sole, ils vien­dront même enva­hir la petite mer dans laquelle tu aurais pu avoir une impor­tance capi­tale. « Enga­gez-vous ! » « We need you ! » disaient-ils… Aujourd’hui, le « we » est tout autre mais le mes­sage est le même.

Il se trouve que c’est toi qui tiens la bous­sole et le com­pas. C’est en affir­mant tes valeurs, en accep­tant de les vivre plei­ne­ment, de sor­tir du confort de la voie toute tra­cée, de refu­ser de tra­vailler pour un groupe qui te rap­por­te­ra trois SMICS par mois et te per­met­tra de vivre une vie confor­table et de te tour­ner vers des orga­nismes où tu vas pou­voir réel­le­ment tra­vailler pour le futur et aider ceux qui en ont besoin que le monde chan­ge­ra. Ne sois pas défai­tiste en affir­mant des grands pro­pos comme «Tant que les grands orga­nismes exis­te­ront, on ne pour­ra rien faire. », « On ne sera jamais assez forts contre le pou­voir de l’argent. », « Qui écou­te­ra un pauvre ingé­nieur comme moi ? » et pense plu­tôt : « J’ai de la chance de sor­tir d’un grand groupe comme l’INSA, je peux avoir du poids et mon­trer que je m’intéresse à quelque chose de plus grand que le pro­fit éco­no­mique. ». Avec un peu de volon­té peut être arri­ve­ras-tu à tou­cher même les plus grands groupes ? Tu dois sûre­ment te deman­der qui je suis pour te dire tout ça… Je n’ai pas la pré­ten­tion d’avoir la science infuse et de t’énoncer ici une véri­té abso­lue, je ne suis qu’une simple étu­diante en 4ème année en génie méca­nique. Mais il est impor­tant pour moi de trans­mettre mes valeurs. A l’heure où la tem­pête menace d’éclater, je ne peux pas res­ter assise dans ma barque quand j’en vois tant d’autres endor­mis dans la leur. En vivant de nom­breuses choses à l’extérieur de l’INSA, je me rends compte que si tu ne vis pas de tes valeurs, si tu les laisses s’étouffer et si tu ne laisses pas ton sens cri­tique s’exprimer, ta san­té en pâti­ra. Pour­quoi crois-tu que de nom­breux qua­ran­te­naires finissent en burn-out pour des rai­sons pro­fes­sion­nelles, ou se recon­ver­tissent arti­sans ? Ils te le diront eux-mêmes : ils se sont lais­sé empor­ter par le cou­rant parce qu’on leur a dit « Tu es intel­li­gent, suis cette voie, ne te pose pas de ques­tion, elle t’apportera pros­pé­ri­té et sécurité. ».

Ne fais pas comme eux. Réveille-toi, regarde autour de toi, explore de nou­veaux hori­zons et suis la voie qui t’intéressera le plus mais sur­tout qui te cor­res­pon­dra le plus. Qui sait, ce sera peut-être la voie que tu avais choi­sie au départ, tant mieux, cela veut dire que tu y es vrai­ment bien, restes‑y, mais au moins tu auras vu d’autres choses et tu te seras lais­sé le choix de ta car­rière. Dans tous les cas ne l’oublie pas : l’avenir est entre tes mains, ne les mets pas dans ta poche.

Char­lotte Bricout

L’Insatiable 177 : sources

Dans un sou­cis de rigueur, nous essayons désor­mais autant que pos­sible de réper­to­rier les sources ayant per­mis l’é­cri­ture de nos articles. Voi­ci celles cor­res­pon­dant à L’In­sa­tiable n°177 !

Recette pour une dystopie réaliste

(1) R. Keu­cheyan (2017, août). Ana­to­mie d’une triple crise. Le Monde Diplo­ma­tique, p. 3. Consul­té sur https://www.monde-diplomatique.fr/2017/08/KEUCHEYAN/57769

(2) [Tzit­zi­mitl — Esprit Cri­tique] (2019, 5 décembre). IA et abo­li­tion du tra­vail — #Trait­dEs­prit 9 [You­Tube]. Consul­té sur https://www.youtube.com/watch?v=jB6zh9gbsAo

(3) M. Rey­mond (2019, juin). Une illu­sion qui dure. Le Monde Diplo­ma­tique, p. 13. Consul­té sur https://www.monde-diplomatique.fr/2019/06/REYMOND/59949

(4) C. Marin (2019, juin). Natio­na­li­sa­tions et pri­va­ti­sa­tions en France. Le Monde Diplo­ma­tique, Consul­té sur https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/nationalisations-privatisations

(5) J. Fabre, M. Beyer (2019, 8 novembre). Médias fran­çais : qui pos­sède quoi ? Acri­med, Consul­té sur https://www.acrimed.org/Medias-francais-qui-possede-quoi

(6) Y. Bou­chez, S. Laurent, N. Cha­puis (2019, 7 décembre). « Allez‑y fran­che­ment, n’hésitez pas à per­cu­ter. Ça fera réflé­chir les sui­vants » : le jour où la doc­trine du main­tien de l’ordre a bas­cu­lé. Le Monde, Consul­té sur https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/12/07/8‑decembre-2018-recit-d-une-journee-incandescente-ou-la-doctrine-du-maintien-de-l-ordre-a-change_6022042_3224.html

(7) L. Zerouk (2019, 6 décembre). Les “Repor­ters en colère” racontent leur 5 décembre. Arrêt sur images, Consul­té sur https://www.arretsurimages.net/articles/les-reporters-en-colere-racontent-leur-5-decembre

(8) J.-B. Jac­quin, A. Leclerc (2019, 3 octrobre). « Gilets jaunes » : des obser­va­teurs de mani­fes­ta­tions vic­times d’intimidations poli­cières. Le Monde, Consul­té sur https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/10/03/des-observateurs-de-manifestations-de-gilets-jaunes-victimes-d-intimidations-policieres_6014115_3224.html

(9) L. de Rague­nel, T. Denis, G. Lejeune (2019, 30 octobre). Immi­gra­tion : “Il n’y a plus d’exé­cu­tion des obli­ga­tions de quit­ter le ter­ri­toire”, regrette Emma­nuel Macron. Valeurs Actuelles, Consul­té sur https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/politique/immigration-il-ny-plus-dexecution-des-obligations-de-quitter-le-territoire-regrette-emmanuel-macron-112303

(10) A. Leclercq (2019, 4 novembre). L’Ob­ser­va­toire de la pau­vre­té sup­pri­mé : Nicole Fer­ro­ni réagit. Posi­ti­vr, Consul­té sur https://positivr.fr/nicole-ferroni-suppression-observatoire-pauvrete/

(11) Y. Klein (2019, 10 novembre). L’observatoire inter­na­tio­nal des pri­sons pri­vé des finan­ce­ments régio­naux. L’Union, Consul­té sur https://abonne.lunion.fr/id107722/article/2019–11-10/lobservatoire-international-des-prisons-prive-des-financements-regionaux

(12) H. Ser­gent (2019, 14 octobre). Lutte contre les vio­lences sexuelles : Pour­quoi la dis­pa­ri­tion d’un Obser­va­toire de la délin­quance inquiète-t-elle les asso­cia­tions ? 20 Minutes, Consul­té sur https://www.20minutes.fr/societe/2627783–20191014-lutte-contre-violences-sexuelles-pourquoi-disparition-observatoire-delinquance-inquiete-associations

(13) C. Lecœuvre (2019, novembre). Les éco­lo­gistes ten­tés par l’action directe. Le Monde Diplo­ma­tique, p. 1. Consul­té sur https://www.monde-diplomatique.fr/2019/11/LECOEUVRE/60952

(14) J. Confa­vreux (2017, 6 mai). La dyna­mique d’extrême droite et com­ment la com­battre, Média­part, Consul­té sur https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/060517/la-dynamique-d-extreme-droite-et-comment-la-combattre?onglet=full

(15) J. Confa­vreux (2019, 18 octobre). Les signaux faibles du fas­cisme, Média­part, Consul­té sur https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/181019/les-signaux-faibles-du-fascisme?onglet=full

Gilets jaunes, d’une fraternité retrouvée à une évolution politique ?

Photo d'une manifestation des gilets jaunes à Lyon

Der­rière l’image néga­tive ren­voyée par de nom­breux médias, le mou­ve­ment des gilets jaunes arrive à grands pas au 30ème acte (30ème same­di de mani­fes­ta­tion). Ayant débu­té le 17 novembre 2018, la révolte popu­laire s’est for­te­ment ancrée autour de péages, ronds-points et autres par­kings. Très vite deve­nus lieux de ren­contre, de convi­via­li­té et de résis­tance, les invi­sibles de la socié­té en sont venus à créer des hauts lieux de fraternité. 

D’où pro­vient ce désir d’être ensemble, de se retrou­ver les soirs et les week-ends ? Com­ment ont émer­gé ces lieux de vie, de soli­da­ri­té, de débats ? Qu’a appor­té la fra­ter­ni­té à ce long mouvement ?

Pauvreté et précarité : isolement forcé

« On n’en peut plus. On ne vit pas, on sur­vit. Ce n’est pas nor­mal, ce n’est pas une vie. Je me prive pour que mes gamins aient un ave­nir. Aujourd’­hui, c’est quoi leur ave­nir ? Par­fois, j’en viens même à regret­ter d’a­voir fait autant de gosses parce que je me dis : “Plus tard, ils vont finir com­ment, mes enfants ?” Pour­tant, je les aime plus que tout, je fais tout pour eux ! », témoigne Blan­dine, gilet jaune et femme de ménage à Calais (1).

Didier Tho­mas, gilet jaune, est gar­dien au CHU de Reims « On fait 3 200 euros [à deux], aux­quels vous reti­rez 800 euros de sai­sie sur salaire car mes parents, qui sont décé­dés, avaient des dettes. Ensuite, il faut reti­rer 700 euros de loyer, 100 euros d’électricité, l’assurance auto de 129 euros, toutes les assu­rances habi­ta­tions confon­dues, 60 euros », énu­mère-t-il. Une fois ces dépenses obli­ga­toires, il leur reste 300 euros pour aller faire les courses « Et on n’est pas les plus mal­heu­reux, je tiens à le dire. On se plaint d’aise. On fait par­tie des gens qui arrivent encore à tenir le cap. » (2)

La pré­ca­ri­té finan­cière vécue par Blan­dine et Didier touche plu­sieurs mil­lions de per­sonnes en France. Selon les don­nées de l’INSEE de 2016, près de 8,8 mil­lions de fran­çais vivent sous le seuil de pau­vre­té (à 60 % du salaire médian), soit 1030 euros par mois (3).

Cette pré­ca­ri­té se cumule géné­ra­le­ment avec une pré­ca­ri­té de l’emploi, de l’accès au loge­ment, ain­si qu’au niveau ali­men­taire et sani­taire. Ces pré­ca­ri­tés, qui rendent la vie plus incer­taine, causent pour de nom­breuses per­sonnes un sen­ti­ment d’exclusion et un sen­ti­ment de rejet de la socié­té. Ces agré­gats de vul­né­ra­bi­li­tés créent des condi­tions pro­pices aux che­mins de vie tumul­tueux, qui sont sou­vent la cause ou la consé­quence d’accidents de vie. De nom­breux témoi­gnages de gilets jaunes nous montrent que cette ostra­ci­sa­tion s’accompagne de la perte d’amis et de proches, d’une incom­pré­hen­sion de leur réa­li­té de vie de la part des per­sonnes exté­rieures, d’une perte de confiance en soi ou encore de honte vis à vis de leur propre vie. La dés­illu­sion poli­tique se ren­force alors, les condi­tions de vie se dégradent année après année, gou­ver­ne­ment après gou­ver­ne­ment. La peine s’accumule, la perte de confiance se renforce.

Le 17 novembre 2018, ça craque. Toute cette souf­france, toute cette colère, toutes ces injus­tices éclatent au grand jour. Une réa­li­té cachée devient visible. La France, sur­prise, assiste au réveil des silencieux. 

GJ, de la fin de la solitude…

Débat, repas, nui­tée, cabanes, feu et froid, rire, tris­tesse et répres­sion, les péages et les ronds-points en voient de toutes les nuances de jaune. De nom­breuses soupes, repas par­ta­gés, col­lectes en tout genre sont orga­ni­sés puis redis­tri­bués dans la convi­via­li­té. Lors de la veillée de Noël, de grands repas ont lieu par­tout en France. Pour cer­tains, de tels moments par­ta­gés n’étaient pas arri­vés depuis de nom­breuses années. Ce mou­ve­ment marque le retour de moments simples mar­qués par une forte soli­da­ri­té (4).

Pour Chris­tine, 51 ans, fêter Noël sur un rond-point, « c’é­tait obli­gé ». « Au début, on mani­fes­tait pour pro­tes­ter contre le prix de l’es­sence, puis on est deve­nus amis, on s’est dit “on n’est pas tout seuls” ». Chris­to­pher Damiens raconte : « Au départ, je ne connais­sais per­sonne, mais nous sommes deve­nus une famille, c’est la seule chose que Macron a réus­si à faire de bien : nous ras­sem­bler, res­ser­rer les liens entre les gens » (4).

Pour d’autres, aller sur un rond-point leur per­met de retrou­ver un emploi ou même de trou­ver l’a­mour de leur vie. Ces moments de vie par­ta­gés, la répres­sion, les mesu­rettes du gou­ver­ne­ment et les invec­tives du Pré­sident de la Répu­blique ren­forcent cette soli­da­ri­té naissante.

War­ren, membre actif des gilets jaunes de Lyon témoigne « [cette fra­ter­ni­té] a per­mis la durée du mou­ve­ment dans le temps ; nos corps sont véri­ta­ble­ment de plus en plus épui­sés ; beau­coup ont la boule au ventre lors­qu’ils vont en manif de peur d’être bles­sés ou de ne pas pou­voir retrou­ver leur famille le soir ; c’est sim­ple­ment notre soli­da­ri­té, notre fra­ter­ni­té qui fait qu’on y va, encore et encore, parce que l’on sait que main­te­nant, on ne sera plus jamais seuls ! Aujourd’­hui la fra­ter­ni­té en France, elle s’é­crit en Jaune. »

à la création politique

C’est l’occasion pour des retrai­tés, des chô­meurs, des tra­vailleurs pré­caires, mais éga­le­ment pour des étu­diants, cadres et citoyens de tous hori­zons de se retrou­ver, dis­cu­ter, apprendre de cha­cun, tout en par­ta­geant peines et espoirs. Ces nuits et jour­nées d’automne, d’hiver et de prin­temps per­mettent une confron­ta­tion conti­nuelle d’idées, d’horizons et d’idéaux.

J’ai assis­té à plu­sieurs débats en assem­blée. J’ai remar­qué que les posi­tions par­ti­sanes s’effacent au pro­fit du col­lec­tif. De même le rap­port scien­ti­fique pré­li­mi­naire d’analyse du « Vrai Débat », réa­li­sé par le Labo­ra­toire d’Études et de Recherches Appli­quées en Sciences Sociales de Uni­ver­si­té de Tou­louse, basé sur une ana­lyse syn­taxique des mots employés sur ladite pla­te­forme vient contre­dire l’image du gilet jaune ven­du par de nom­breux médias. « Pro-peine de mort », « anti-mariage pour tous », « déga­giste », « xéno­phobe », « sou­ve­rai­niste » sont autant de qua­li­fi­ca­tifs qui perdent leur sens suite à l’a­na­lyse de près de 25 200 pro­po­si­tions (5).

Ce que j’ai vu lors des dif­fé­rentes mani­fes­ta­tions, ce sont des gens qui sou­haitent vivre, vivre digne­ment, avoir accès à des écoles, hôpi­taux et admi­nis­tra­tions de qua­li­té. Ce sont des gens qui exigent une jus­tice sociale et fis­cale entre riches et pauvres.

Le mou­ve­ment des gilets jaunes marque un nou­vel élan démo­cra­tique en France. À cause du sen­ti­ment de tra­hi­son par les hommes poli­tiques, on retrouve, au sein du mou­ve­ment, une forte oppo­si­tion à la figure du chef, l’inexistence d’une orga­ni­sa­tion natio­nale. Ceci implique une forte décen­tra­li­sa­tion au pro­fit de nom­breux lieux d’organisations locaux, sou­vent sous forme d’assemblées et de réunions. On res­sent éga­le­ment l’envie de par­ti­ci­per à la vie du pays. Le réfé­ren­dum d’initiative citoyenne (RIC) per­met­trait d’avoir un contrôle plus fort du peuple sur les choix poli­tiques du pays et sur les élus.

Actuel­le­ment, l’écologie prend de plus en plus de place dans les reven­di­ca­tions du mou­ve­ment. En effet, une large par­tie des gilets jaunes que j’ai ren­con­tré est consciente des pro­blé­ma­tiques envi­ron­ne­men­tales et cli­ma­tiques. Cepen­dant, chan­ger de mode de vie peut avoir un coût consé­quent pour des per­sonnes ayant de faibles reve­nus. Rap­pe­lons que ce qui a fait des­cendre ces mil­liers de per­sonnes dans les rues le 17 novembre c’est l’augmentation du prix du car­bu­rant sous un pré­texte éco­lo­gique. L’écologie sociale exige de construire une socié­té plus sobre, tout en pre­nant en compte l’impact social de tels chan­ge­ments. Lors du 25ème acte, le 4 mai der­nier, Youth for Cli­mate Lyon, Alter­na­ti­ba et les gilets jaunes de Lyon ont réa­li­sé un pre­mier acte com­mun. Ce rap­pro­che­ment a été très bien accueilli par les membres des dif­fé­rents mouvements.

Les ren­contres et mani­fes­ta­tions sur les ronds-points ont per­mis à une fra­ter­ni­té per­due de ré-émer­ger ain­si que de créer un mou­ve­ment com­po­site, impli­quant une forte diver­si­té cultu­relle, poli­tique et sociale. Cela a rap­pro­ché des gens qui n’ont a prio­ri rien en com­mun et de créer un mou­ve­ment radi­ca­le­ment nou­veau. Par leurs colères, leurs demandes et leurs reven­di­ca­tions une par­tie de la popu­la­tion fran­çaise s’est ras­sem­blée autour de nou­veaux hori­zons : Fra­ter­ni­té, Jus­tice Sociale et Démo­cra­tie. J’ai l’intime convic­tion que ce mou­ve­ment sera un ter­reau fer­tile pour de nom­breuses luttes sociales et écologiques.

Théo L.


Sitographie

(1) Lio­nel Gou­ge­lot, 07 décembre 2018, Europe1 (Site inter­net), TÉMOIGNAGE EUROPE 1 — « On ne mange pas pour que les gamins aient à man­ger » : le déses­poir de Blan­dine, femme de ménage et “gilet jaune”

(2) Flo­rence Morel , 04 décembre 2018, France 3 Marne (Site inter­net), Témoi­gnages de Gilets Jaunes dans la Marne : « On ne vit plus, on survit »

(3) Obser­va­toire des inéga­li­tés, 11 sep­tembre 2018, site inter­net, 600 000 pauvres de plus en dix ans

(4) RT france, 25 décembre 2018, site inter­net Ces Gilets jaunes qui ont fêté Noël sur les ronds-points aux quatre coins de France

(5) Labo­ra­toire d’Études et de Recherches Appli­quées en Sciences Sociales Uni­ver­si­té de Tou­louse, 27 mars 2019, Rap­port scien­ti­fique pré­li­mi­naire d’analyse du « Vrai Débat » page 6–7

L’Insatiable 174 : sources

Dans un sou­cis de rigueur, nous essayons désor­mais autant que pos­sible de réper­to­rier les sources ayant per­mis l’é­cri­ture de nos articles. Voi­ci celles cor­res­pon­dant à L’In­sa­tiable n°174 !

Travailler plus pour gagner moins

L’école d’ingénieurs, un uni­vers sexiste (mais épa­nouis­sant) pour les filles

https://www.usinenouvelle.com/article/l‑ecole-d-ingenieurs-un-univers-sexiste-mais-epanouissant-pour-les-filles.N511254

Ségré­ga­tion pro­fes­sion­nelle et écarts de salaires femmes-hommes

https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2015–082.pdf

Les inéga­li­tés de salaires entre les femmes et les hommes : état des lieux

https://www.inegalites.fr/Les-inegalites-de-salaires-entre-les-femmes-et-les-hommes-etat-des-lieux

Inéga­li­tés sala­riales entre hommes et femmes : les métiers exer­cés et le temps de tra­vail expliquent plus de la moi­tié des écarts

https://www.insee.fr/fr/statistiques/2128979

Tou­jours plus diplô­mées, les femmes res­tent mal payées

https://www.alternatives-economiques.fr/toujours-plus-diplomees-femmes-restent-mal-payees/00088655

Accès des jeunes femmes et des jeunes hommes aux emplois cadres, une éga­li­té trompeuse

http://www.cereq.fr/publications/Cereq-Bref/Acces-des-jeunes-femmes-et-des-jeunes-hommes-aux-emplois-cadres-une-egalite-trompeuse

Cadres : un uni­vers masculin

https://www.alternatives-economiques.fr/cadres-un-univers-masculin/00088662

Condi­tions de tra­vail. Femmes cadres : sous-repré­sen­tées et surchargées ?

https://www.eurofound.europa.eu/sites/default/files/ef_publication/field_ef_document/ef18018fr.pdf

Le har­cè­le­ment sexuel dans l’en­sei­gne­ment supé­rieur et la recherche, guide pra­tique pour s’in­for­mer et se défendre

http://clasches.fr/wp-content/uploads/2017/07/Guide.pdf

Durée et orga­ni­sa­tion du temps de travail

https://www.insee.fr/fr/statistiques/1906674?sommaire=1906743

Le tra­vail à temps partiel

https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Synth_Statn4_internet.pdf