Gilets jaunes, d’une fraternité retrouvée à une évolution politique ?

Photo d'une manifestation des gilets jaunes à Lyon

Der­rière l’image néga­tive ren­voyée par de nom­breux médias, le mou­ve­ment des gilets jaunes arrive à grands pas au 30ème acte (30ème same­di de mani­fes­ta­tion). Ayant débu­té le 17 novembre 2018, la révolte popu­laire s’est for­te­ment ancrée autour de péages, ronds-points et autres par­kings. Très vite deve­nus lieux de ren­contre, de convi­via­li­té et de résis­tance, les invi­sibles de la socié­té en sont venus à créer des hauts lieux de fraternité. 

D’où pro­vient ce désir d’être ensemble, de se retrou­ver les soirs et les week-ends ? Com­ment ont émer­gé ces lieux de vie, de soli­da­ri­té, de débats ? Qu’a appor­té la fra­ter­ni­té à ce long mouvement ?

Pauvreté et précarité : isolement forcé

« On n’en peut plus. On ne vit pas, on sur­vit. Ce n’est pas nor­mal, ce n’est pas une vie. Je me prive pour que mes gamins aient un ave­nir. Aujourd’­hui, c’est quoi leur ave­nir ? Par­fois, j’en viens même à regret­ter d’a­voir fait autant de gosses parce que je me dis : “Plus tard, ils vont finir com­ment, mes enfants ?” Pour­tant, je les aime plus que tout, je fais tout pour eux ! », témoigne Blan­dine, gilet jaune et femme de ménage à Calais (1).

Didier Tho­mas, gilet jaune, est gar­dien au CHU de Reims « On fait 3 200 euros [à deux], aux­quels vous reti­rez 800 euros de sai­sie sur salaire car mes parents, qui sont décé­dés, avaient des dettes. Ensuite, il faut reti­rer 700 euros de loyer, 100 euros d’électricité, l’assurance auto de 129 euros, toutes les assu­rances habi­ta­tions confon­dues, 60 euros », énu­mère-t-il. Une fois ces dépenses obli­ga­toires, il leur reste 300 euros pour aller faire les courses « Et on n’est pas les plus mal­heu­reux, je tiens à le dire. On se plaint d’aise. On fait par­tie des gens qui arrivent encore à tenir le cap. » (2)

La pré­ca­ri­té finan­cière vécue par Blan­dine et Didier touche plu­sieurs mil­lions de per­sonnes en France. Selon les don­nées de l’INSEE de 2016, près de 8,8 mil­lions de fran­çais vivent sous le seuil de pau­vre­té (à 60 % du salaire médian), soit 1030 euros par mois (3).

Cette pré­ca­ri­té se cumule géné­ra­le­ment avec une pré­ca­ri­té de l’emploi, de l’accès au loge­ment, ain­si qu’au niveau ali­men­taire et sani­taire. Ces pré­ca­ri­tés, qui rendent la vie plus incer­taine, causent pour de nom­breuses per­sonnes un sen­ti­ment d’exclusion et un sen­ti­ment de rejet de la socié­té. Ces agré­gats de vul­né­ra­bi­li­tés créent des condi­tions pro­pices aux che­mins de vie tumul­tueux, qui sont sou­vent la cause ou la consé­quence d’accidents de vie. De nom­breux témoi­gnages de gilets jaunes nous montrent que cette ostra­ci­sa­tion s’accompagne de la perte d’amis et de proches, d’une incom­pré­hen­sion de leur réa­li­té de vie de la part des per­sonnes exté­rieures, d’une perte de confiance en soi ou encore de honte vis à vis de leur propre vie. La dés­illu­sion poli­tique se ren­force alors, les condi­tions de vie se dégradent année après année, gou­ver­ne­ment après gou­ver­ne­ment. La peine s’accumule, la perte de confiance se renforce.

Le 17 novembre 2018, ça craque. Toute cette souf­france, toute cette colère, toutes ces injus­tices éclatent au grand jour. Une réa­li­té cachée devient visible. La France, sur­prise, assiste au réveil des silencieux. 

GJ, de la fin de la solitude…

Débat, repas, nui­tée, cabanes, feu et froid, rire, tris­tesse et répres­sion, les péages et les ronds-points en voient de toutes les nuances de jaune. De nom­breuses soupes, repas par­ta­gés, col­lectes en tout genre sont orga­ni­sés puis redis­tri­bués dans la convi­via­li­té. Lors de la veillée de Noël, de grands repas ont lieu par­tout en France. Pour cer­tains, de tels moments par­ta­gés n’étaient pas arri­vés depuis de nom­breuses années. Ce mou­ve­ment marque le retour de moments simples mar­qués par une forte soli­da­ri­té (4).

Pour Chris­tine, 51 ans, fêter Noël sur un rond-point, « c’é­tait obli­gé ». « Au début, on mani­fes­tait pour pro­tes­ter contre le prix de l’es­sence, puis on est deve­nus amis, on s’est dit “on n’est pas tout seuls” ». Chris­to­pher Damiens raconte : « Au départ, je ne connais­sais per­sonne, mais nous sommes deve­nus une famille, c’est la seule chose que Macron a réus­si à faire de bien : nous ras­sem­bler, res­ser­rer les liens entre les gens » (4).

Pour d’autres, aller sur un rond-point leur per­met de retrou­ver un emploi ou même de trou­ver l’a­mour de leur vie. Ces moments de vie par­ta­gés, la répres­sion, les mesu­rettes du gou­ver­ne­ment et les invec­tives du Pré­sident de la Répu­blique ren­forcent cette soli­da­ri­té naissante.

War­ren, membre actif des gilets jaunes de Lyon témoigne « [cette fra­ter­ni­té] a per­mis la durée du mou­ve­ment dans le temps ; nos corps sont véri­ta­ble­ment de plus en plus épui­sés ; beau­coup ont la boule au ventre lors­qu’ils vont en manif de peur d’être bles­sés ou de ne pas pou­voir retrou­ver leur famille le soir ; c’est sim­ple­ment notre soli­da­ri­té, notre fra­ter­ni­té qui fait qu’on y va, encore et encore, parce que l’on sait que main­te­nant, on ne sera plus jamais seuls ! Aujourd’­hui la fra­ter­ni­té en France, elle s’é­crit en Jaune. »

à la création politique

C’est l’occasion pour des retrai­tés, des chô­meurs, des tra­vailleurs pré­caires, mais éga­le­ment pour des étu­diants, cadres et citoyens de tous hori­zons de se retrou­ver, dis­cu­ter, apprendre de cha­cun, tout en par­ta­geant peines et espoirs. Ces nuits et jour­nées d’automne, d’hiver et de prin­temps per­mettent une confron­ta­tion conti­nuelle d’idées, d’horizons et d’idéaux.

J’ai assis­té à plu­sieurs débats en assem­blée. J’ai remar­qué que les posi­tions par­ti­sanes s’effacent au pro­fit du col­lec­tif. De même le rap­port scien­ti­fique pré­li­mi­naire d’analyse du « Vrai Débat », réa­li­sé par le Labo­ra­toire d’Études et de Recherches Appli­quées en Sciences Sociales de Uni­ver­si­té de Tou­louse, basé sur une ana­lyse syn­taxique des mots employés sur ladite pla­te­forme vient contre­dire l’image du gilet jaune ven­du par de nom­breux médias. « Pro-peine de mort », « anti-mariage pour tous », « déga­giste », « xéno­phobe », « sou­ve­rai­niste » sont autant de qua­li­fi­ca­tifs qui perdent leur sens suite à l’a­na­lyse de près de 25 200 pro­po­si­tions (5).

Ce que j’ai vu lors des dif­fé­rentes mani­fes­ta­tions, ce sont des gens qui sou­haitent vivre, vivre digne­ment, avoir accès à des écoles, hôpi­taux et admi­nis­tra­tions de qua­li­té. Ce sont des gens qui exigent une jus­tice sociale et fis­cale entre riches et pauvres.

Le mou­ve­ment des gilets jaunes marque un nou­vel élan démo­cra­tique en France. À cause du sen­ti­ment de tra­hi­son par les hommes poli­tiques, on retrouve, au sein du mou­ve­ment, une forte oppo­si­tion à la figure du chef, l’inexistence d’une orga­ni­sa­tion natio­nale. Ceci implique une forte décen­tra­li­sa­tion au pro­fit de nom­breux lieux d’organisations locaux, sou­vent sous forme d’assemblées et de réunions. On res­sent éga­le­ment l’envie de par­ti­ci­per à la vie du pays. Le réfé­ren­dum d’initiative citoyenne (RIC) per­met­trait d’avoir un contrôle plus fort du peuple sur les choix poli­tiques du pays et sur les élus.

Actuel­le­ment, l’écologie prend de plus en plus de place dans les reven­di­ca­tions du mou­ve­ment. En effet, une large par­tie des gilets jaunes que j’ai ren­con­tré est consciente des pro­blé­ma­tiques envi­ron­ne­men­tales et cli­ma­tiques. Cepen­dant, chan­ger de mode de vie peut avoir un coût consé­quent pour des per­sonnes ayant de faibles reve­nus. Rap­pe­lons que ce qui a fait des­cendre ces mil­liers de per­sonnes dans les rues le 17 novembre c’est l’augmentation du prix du car­bu­rant sous un pré­texte éco­lo­gique. L’écologie sociale exige de construire une socié­té plus sobre, tout en pre­nant en compte l’impact social de tels chan­ge­ments. Lors du 25ème acte, le 4 mai der­nier, Youth for Cli­mate Lyon, Alter­na­ti­ba et les gilets jaunes de Lyon ont réa­li­sé un pre­mier acte com­mun. Ce rap­pro­che­ment a été très bien accueilli par les membres des dif­fé­rents mouvements.

Les ren­contres et mani­fes­ta­tions sur les ronds-points ont per­mis à une fra­ter­ni­té per­due de ré-émer­ger ain­si que de créer un mou­ve­ment com­po­site, impli­quant une forte diver­si­té cultu­relle, poli­tique et sociale. Cela a rap­pro­ché des gens qui n’ont a prio­ri rien en com­mun et de créer un mou­ve­ment radi­ca­le­ment nou­veau. Par leurs colères, leurs demandes et leurs reven­di­ca­tions une par­tie de la popu­la­tion fran­çaise s’est ras­sem­blée autour de nou­veaux hori­zons : Fra­ter­ni­té, Jus­tice Sociale et Démo­cra­tie. J’ai l’intime convic­tion que ce mou­ve­ment sera un ter­reau fer­tile pour de nom­breuses luttes sociales et écologiques.

Théo L.


Sitographie

(1) Lio­nel Gou­ge­lot, 07 décembre 2018, Europe1 (Site inter­net), TÉMOIGNAGE EUROPE 1 — « On ne mange pas pour que les gamins aient à man­ger » : le déses­poir de Blan­dine, femme de ménage et “gilet jaune”

(2) Flo­rence Morel , 04 décembre 2018, France 3 Marne (Site inter­net), Témoi­gnages de Gilets Jaunes dans la Marne : « On ne vit plus, on survit »

(3) Obser­va­toire des inéga­li­tés, 11 sep­tembre 2018, site inter­net, 600 000 pauvres de plus en dix ans

(4) RT france, 25 décembre 2018, site inter­net Ces Gilets jaunes qui ont fêté Noël sur les ronds-points aux quatre coins de France

(5) Labo­ra­toire d’Études et de Recherches Appli­quées en Sciences Sociales Uni­ver­si­té de Tou­louse, 27 mars 2019, Rap­port scien­ti­fique pré­li­mi­naire d’analyse du « Vrai Débat » page 6–7

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