Discussion sur l’antispécisme

La porte s’ouvre dans le tin­te­ment d’une clo­chette. Alice par­court la salle du regard en reti­rant son écharpe. Il fait froid dehors, et il com­mence tout juste à pleu­voir. Elle recon­naît le bon­net rouge d’Anissa qui dépasse de la foule de per­sonnes assises dans le brou­ha­ha ambiant.

Yann est avec elle. Le temps qu’elle s’asseye, un ser­veur, dont le sou­rire se devine der­rière le masque, est déjà prêt à prendre sa com­mande. Sans hési­ta­tion, ce sera un cho­co­lat chaud : « Bien chaud s’il vous plaît. Et avec du lait végé­tal si pos­sible ! ». Le ser­veur hoche la tête sans perdre son sou­rire mas­qué, puis retourne pré­pa­rer la com­mande en esqui­vant les tables.

Yann – J’ai jamais trop com­pris com­ment tu fais pour boire du lait de soja. C’est quand même pas ouf comme goût non ?

Alice – Le lait de soja c’est pas trop mon truc, ça fait trop pâte à crêpes, mais le lait d’amande ça passe vrai­ment bien ! D’ailleurs je crois que c’est du lait de coco ici ! Et je pré­fère ça au lait de vache de toutes façons.

Y. – Même quand le lait végé vient de 10 000 km ? C’est ça que j’ai jamais trop com­pris avec ta phi­lo­so­phie. Tu pré­serves les vaches des éle­vages indus­triels – et c’est très bien, mais à côté tu vas faire venir un truc du bout du monde, quitte à ce que ça détruise des espèces locales ! Ok pour boy­cot­ter les grandes coopé­ra­tives, mais tant qu’à boire du lait, autant en prendre du local de vaches de petites exploi­ta­tions pay­sannes non ?

A. – Jus­te­ment, tu as trou­vé le mot juste : « exploi­ta­tion ». Ça te convient à toi d’utiliser les vaches comme des res­sources ? Je dis pas qu’elles sont pas mieux dans les exploi­ta­tions pay­sannes hein, juste qu’elles res­tent des objets, des machines à pro­duire du lait.Y. – Ouais enfin ça n’a quand même rien à voir ! L’exploitation de coco d’Indonésie, elle envoie un sacré coup à la bio­di­ver­si­té ! Ça te fait rien que les orangs-outans disparaissent ?

A. – Bah évi­dem­ment que ça me dérange que des orangs-outans souffrent et meurent. Mais ça ne me plaît pas non plus que des vaches souffrent et soient abat­tues dès qu’on n’a plus besoin d’elles.

Y. – Oui enfin des vaches, il y en a encore beau­coup, les orangs-outans nos petits-enfants ne les connaî­tront peut-être que dans les livres !

A. – Un peu comme nous quoi, moi j’en ai jamais vu en vrai per­so. Et puis non ça va pas ce que tu dis là, comme si le res­sen­ti des vaches était moins impor­tant « parce qu’il y en a plus » ! Ce sont des ani­maux sen­tients elles aus­si, comme nous, comme les orangs-outans. Y’en a pas qui méritent de souf­frir plus que les autres.

Le ser­veur mas­qué revient avec le cho­co­lat, ser­vi dans une grosse tasse émaillée, dont la poi­gnée était suf­fi­sam­ment large pour y glis­ser une main, ce qu’Alice s’empresse de faire pour réchauf­fer ses doigts.

Y. – Je ne pense pas qu’il y en ait qui mérite plus de souf­frir, mais les grands singes méritent de vivre dans des espaces pré­ser­vés, des sanc­tuaires, loin de nous – ou plu­tôt, nous loin d’eux. Parce que dans ta vision des choses, la bio­di­ver­si­té, tu en fais quoi du coup ?

A. – Bah pas grand-chose. Enfin si bien sûr, si une espèce dis­pa­raît, beau­coup d’individus d’autres espèces seront impac­tées, par­fois néga­ti­ve­ment, du coup faut y faire atten­tion. Et une espèce qui dis­pa­raît, c’est avant tout des indi­vi­dus qui meurent. Mais pré­ser­ver la bio­di­ver­si­té POUR pré­ser­ver la bio­di­ver­si­té, ça me parle pas trop. Ima­gine que les fre­lons asia­tiques dis­pa­raissent d’Europe, ce serait chouette. Pour­tant la bio­di­ver­si­té bais­se­rait non ? La bio­di­ver­si­té c’est pas « bien » en soi. Une varia­tion de bio­di­ver­si­té implique beau­coup de chan­ge­ments, mais ce sont les chan­ge­ments qui m’importent, pas la bio­di­ver­si­té en elle-même. Alors du coup oui les orangs-outangs qui souffrent à cause du lait de coco ça me convient pas… Mais que des indi­vi­dus soient gar­dés en cap­ti­vi­té dans des zoos ou des parcs sanc­tuaires pour que nos des­cen­dants puissent s’amuser à les regar­der, non ça m’intéresse pas non plus.

Y. – Bah ces parcs sanc­tuaires ils pour­raient être fer­més aux humains, j’ai pas par­lé de s’amuser à les regar­der non plus. Ce serait top qu’on ait plus aucun impact sur toutes ces espèces, qu’elles puissent vivre leur vie tran­quille­ment sans être dérangées.

A. – Admet­tons, on crée de grands parcs clô­tu­rés et gar­dés H24 par des sol­dats pour lais­ser aucun humain entrer, et on y met des indi­vi­dus des espèces « sau­vages » pour qu’elles y vivent leur vie. Tu choi­si­rais quelles espèces toi ?

Y. – En France conti­nen­tale, je dirais les loups et les ours, qu’on leur foute un peu la paix, et puis les che­vreuils, les san­gliers, les ragon­dins, les lapins, tous les oiseaux dont j’ai aucune idée du nom… Et puis les ani­maux sau­vages quoi. Et ça vien­drait aus­si avec des zones sans pes­ti­cides, donc favo­ri­sant les insectes pol­li­ni­sa­teurs. Et puis les forêts sau­vages ça stocke bien le carbone !
Je te vois venir, tu vas me dire que les vaches, les poules, les cochons auront pas leur place dans ces parcs. Bah oui ! Ça fait des siècles qu’on les sélec­tionne pour qu’ils vivent avec des humains, ils peuvent plus faire sans nous ! Une vache dans une forêt sau­vage elle tien­drait pas 1 semaine avant de se faire man­ger. Donc non ça serait pas leur rendre ser­vice, les ani­maux domes­tiques sont bien mieux chez nous.

A. – Tu parles du mil­liard d’animaux tués tous les ans en France là ? Dont la plu­part ont tou­jours vécu en cage ? Tu m’as pas convain­cu. Et j’arrive pas à com­prendre le but de ces parcs au final ?

Y. – De lais­ser les ani­maux tran­quilles ! Qu’ils puissent vivre leur vie sans nous, et qu’on arrête de per­tur­ber leurs éco­sys­tèmes ! On n’a pas notre place partout.

A. – Donc l’idée pour toi c’est de maxi­mi­ser le bien-être ani­mal ? Ça colle pas ton his­toire, dans un parc natu­rel, c’est pas sûr que les proies vivent leur meilleure vie. Faim, soif, mala­dies, bles­sures, chasse… Y’a plein de façons de mou­rir dif­fé­rentes, et elles ont pas l’air top niveau souf­france. D’ailleurs, c’est exac­te­ment ce que nous essayons d’éradiquer dans les socié­tés humaines ! C’est bizarre qu’on se sou­cie pas des autres ani­maux non ?

Y. – Ça n’a rien à voir ! Nous on est humains, on est soli­daires, on s’occupe de notre espèce, c’est l’instinct de conser­va­tion. On l’a tous et toutes, sinon ça ferait bien long­temps qu’on serait plus là.

A. – Moi je l’ai pas l’instinct de conser­va­tion de l’espèce. De moi-même, c’est sûr, de ma famille, de mes potes et plus géné­ra­le­ment des gens que je connais oui car­ré­ment, mais l’instinct d’aider l’espèce ça parait un peu abs­trait comme ça. « Espèce » c’est pas une valeur morale, suf­fit de voir com­ment on traite les autres humains et humaines qui sont pas de notre classe sociale, ou qui sont sur un autre conti­nent… Il est pas glo­rieux l’instinct d’espèce.

Yann fait sa moue, celle qu’il fait quand il est contra­rié. Il recom­mence brus­que­ment à parler.

Y. – Alors du coup selon toi il fau­drait aller filer des cou­ver­tures aux lapins qui ont froid, et des anti­bio­tiques aux oiseaux malades par soli­da­ri­té, alors qu’on arrive déjà pas à le faire pour tout le monde ?

A. – J’ai pas dit que je savais ce qu’il fal­lait faire ! Je pointe juste que l’idée que les ani­maux seront heu­reux de pou­voir gam­ba­der dans les prai­ries et de se faire chas­ser par tous les pré­da­teurs du coin, avant de fina­le­ment mou­rir noyés dans une rivière, c’est un peu une légende qu’on se raconte pour jus­ti­fier la ségré­ga­tion qu’on veut mettre en place entre la Nature et la Culture. Comme s’il y avait une différence.
La culture humaine EST dans la Nature, tout ce qu’on fait est natu­rel, même quand on détruit des éco­sys­tèmes. C’est pas en essayant de s’éloigner de ce qu’on consi­dère comme étant la Nature – les espèces pro­té­gées en fait, qu’on va vrai­ment faire du bien à la bio­di­ver­si­té, ou aux indi­vi­dus non-humains. Je pense que vou­loir nous mettre en dehors de la Nature, c’est une bonne façon pour nous de jus­ti­fier qu’on puisse la contrô­ler, et donc l’exploiter, même si on se pré­sente comme les méchants. « On va créer un parc natu­rel pro­té­gé pour les élé­phants, mais à côté on va cou­ler une dalle de béton de 5 hec­tares pour accueillir une pla­te­forme d’Amazon », ça sonne faux non ? Y’a des zones à pré­ser­ver et des zones à exploi­ter, du coup c’est facile, ça laisse le champ libre pour conti­nuer comme avant.
On pour­rait plu­tôt repen­ser notre rap­port aux autres indi­vi­dus, humains et non-humains, en se basant non pas sur une idée un peu ban­cale de pré­ser­va­tion de la bio­di­ver­si­té à tout prix, pour elle-même, mais plu­tôt sur une idée de dimi­nu­tion de la souf­france de tout le monde. Si ça doit pas­ser par une pré­ser­va­tion de la bio­di­ver­si­té, les pol­li­ni­sa­teurs et tout ça, c’est top et ça semble logique, mais le but recher­ché der­rière est un peu dif­fé­rent. Et si ça peut jus­ti­fier le fait de res­pec­ter les besoins de tous les indi­vi­dus humains, eh bien c’est tout bénéf’. Parce qu’actuellement on y est pas non plus !

Alice trem­blait un peu. Elle le sen­tait dans ses mains. Elle s’arrêta un ins­tant pour boire une gor­gée de cho­co­lat chaud. Autant pour la cha­leur que pour mar­quer la fin de sa tirade. Elle avait accé­lé­ré sur la fin, pres­sée d’en finir avec la mise à nu de ses idées sur la table du bar devant ses ami.es. Sa voix avait même com­men­cé à vaciller sur les der­niers mots, mais ni Yann ni Anis­sa n’avait eu l’air de le remarquer.

Yann s’apprêtait tout juste à ouvrir la bouche, quand Anis­sa prit bru­ta­le­ment la parole.

Anis­sa – Et bien le voi­là l’article du pro­chain numéro !

Elle n’avait pas arrê­té de prendre des notes pen­dant toute la dis­cus­sion, et main­te­nant qu’elle avait fer­mé son car­net et ran­gé son sty­lo, elle les regar­dait tous les deux à tour de rôle, avec ses yeux noirs et brillants.

Anis­sa – Y’a plus qu’à le mettre en forme ! Tu t’occupes de ça Yann ? Bon, main­te­nant que vous avez effleu­ré le sujet, est-ce que ça vous dirait qu’on en vienne à l’ordre du jour ? Pre­mier sujet : orga­ni­sa­tion de la pro­chaine AG de recrutement !

 

Dis­cus­sion libre­ment ins­pi­rée de la confé­rence de Yann Lepel­tier accueilli par l’association APALA : « Quelles dif­fé­rences entre l’écologie et l’antispécisme ? », 05/11/2021
Cer­tains argu­ments de Yann sont libre­ment ins­pi­rés des pro­pos de Jean-Pierre Digard dans Le Grand Entre­tien de France Inter : « La notion de bien-être ani­mal est ambi­guë », 09/08/2021

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