Concours de nouvelles 2021 : « Ya qalbi (oh, mon cœur) »

jour zéro
Mon très cher cœur,
Aujourd’­hui, tu as été bri­sé à nou­veau. On t’a pris à grande force et on t’a jeté au sol, où tu t’es bri­sé en mille frag­ments. Je les ai ras­sem­blés et j’en ai fait un pen­den­tif. Quand tu seras répa­ré, je te glis­se­rai dou­ce­ment dans ma poi­trine; pour l’ins­tant, je te porte autour du cou. J’attendrai le temps qu’il fau­dra pour toi, mais je t’en prie, mon très cher cœur, ne reste pas atta­ché au gar­çon qui t’a détruit. Je vais refaire la déco­ra­tion de ma chambre, j’ai besoin de chan­ger ce qui m’entoure. J’a­vais col­lé sur mon mur une étoile en direc­tion de sa mai­son, je dois l’enlever.

jour deux
Aujourd’­hui j’ai vou­lu écou­ter la radio, mais le vieux poste de maman m’a tout de suite pas­sé une chan­son sur un autre cœur bri­sé. Je l’ai éteint. Je me suis assise à la fenêtre et j’ai regar­dé les rues de Tlem­cen à la place. Toute la jour­née, les familles ont défi­lé dans les jar­dins des palais, pour pro­fi­ter des der­niers ins­tants de l’é­té. Je ne suis pas sor­tie. La peur de le croi­ser sans doute.
J’ai ral­lu­mé le poste ce soir. Il pas­sait tou­jours des chan­sons de rup­ture mais je l’ai mieux vécu, je ne sais pas vrai­ment pour­quoi. Peut-être que les paroles n’ont pas réus­si à réson­ner en moi comme celles de ce matin.

jour sept
Deux des frag­ments ont fusion­né cette nuit, j’imagine que ça veut dire que ta recons­truc­tion avance,mon très cher cœur. J’aimerais savoir com­ment aller plus vite mais je doute fort de l’existence d’une recette magique. Je suis beau­coup sor­tie ces der­niers temps, fina­le­ment. Tlem­cen est si belle en cette sai­son, il serait dom­mage de s’en pri­ver. Je ne l’ai pas revu. Un cais­sier m’a sou­rie en me disant “et avec ça, ce sera tout ?”. Il avait un très beau sou­rire. Je suis ren­trée, j’ai gri­bouillé son visage sur un coin de feuille puis je l’ai bar­ré en tous sens. Il ne t’aura pas, mon très cher cœur.

jour douze
Je l’ai revu. On se serait cru dans un film. Il était au bout de la rue. Cela n’a duré que quelques secondes, puis il a détour­né le regard et s’en est allé. Un grand cha­hut s’est ins­tal­lé dans mon ventre. Tu ne t’es pas rebri­sé, mon très cher cœur, c’est bon signe non ? C’est que les papillons sont passagers.

jour dix-sept
J’ai retrou­vé des babioles à lui dans ma chambre. Je ne sais pas quoi en faire. Je te tiens au cou­rant, très cher cœur. J’ai creu­sé une tombe. C’est un peu dra­ma­tique, mais par­fois il faut savoir ajou­ter un peu de drame à sa vie. J’y ai jeté tout ce qui me fai­sait pen­ser à lui : une bague qu’il avait lais­sée chez moi, une feuille avec son numé­ro de télé­phone, trois roses pour les trois années que nous avons pas­sées ensemble et un petit gland qui avait com­men­cé à ger­mer. J’ai tout recou­vert de terre. Dans dix ans, peut-être que des amou­reux vien­dront se repo­ser auprès d’un arbre plan­té par un cœur bri­sé, qui sait.

jour dix-huit
Cette nuit, plu­sieurs frag­ments se sont ras­sem­blés — j’i­ma­gine que mon délire d’hier a mar­ché. Il n’y a plus que trois par­ties dif­fé­rentes de toi, mon cœur; j’es­père te récu­pé­rer vite.

jour vingt-deux                                                                                                                                        Peu de choses se passent en ce moment, mon très cher cœur. L’école me demande toute entière; au moins, je ne pense plus à lui. Le soir avant de som­brer dans le som­meil, je me demande par­fois quel sor­ti­lège avait-il bien pu me jeter. Il n’est même pas si beau que ça, avec le recul. L’amour rend bête, j’imagine. Il est ter­ri­ble­ment tard mais je ne trouve pas le som­meil, la nuit est trop chaude pour moi. Je vais attendre encore un peu, essayer de déchif­frer les étoiles…

jour vingt-sept
J’ai pas­sé une ter­rible nuit. Je n’ai pu dor­mir tant les larmes ruis­se­laient sur mon visage sans rai­son appa­rente. Est-ce de ta faute, mon très cher cœur? Qu’ai-je bien pu te faire pour te mettre dans un état pareil ? Cela fait des jours que son visage ne m’avait pas tra­ver­sé l’esprit et pour­tant me voi­là, à len­te­ment sub­mer­ger ma chambre de larmes incom­pré­hen­sibles. L’esprit est déci­dé­ment un ins­tru­ment cruel, n’est-ce pas, mon très cher cœur ?
Je me suis tou­te­fois réveillée avec une sen­sa­tion de paix inté­rieure, qui s’est expli­quée lorsque j’ai vu que tes frag­ments s’étaient encore rap­pro­chés. Il n’y a plus que deux bouts de toi, mon très cher cœur, et j’espère qu’ils ne feront plus qu’un prochainement.

jour trente et un
C’est dans la nuit que les deux der­niers frag­ments se sont fon­dus en un. Te voi­là enfin com­plet, mon très cher cœur. Tu formes désor­mais un seul magni­fique ensemble de verre rouge dans lequel la lumière se reflète. Cette nuit j’allumerai des bou­gies. J’écrirai sur un papier que je m’engage à ne pas te lais­ser être bri­sé à nou­veau, puis je scel­le­rai ce papier. Ensuite, je te met­trai tout dou­ce­ment dans ma poi­trine. Et nous pour­rons enfin vivre ensemble à nou­veau, mon très cher cœur.

Séra­phin POIRIER

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