Concours de nouvelles 2021 : « Et avec ça, ce sera tout ? »

L’excitation. L’excitation c’était ce qui emplis­sait chaque fibre de Julia au fur et à mesure que le jour se levait. Car Julia n’avait évi­dem­ment pas dor­mi de la nuit. Trop de doutes à com­bler, d’avenirs à ima­gi­ner et trop d’inflexibles remises en ques­tion de tous ses efforts des quatre der­niers mois. Mais elle avait sur­vé­cu à cette nuit inter­mi­nable et l’excitation qui poin­tait effa­çait la fatigue aus­si effi­ca­ce­ment que les sept pas­tilles de cent mil­li­grammes de caféine qu’elle avait ava­lées durant la nuit. Insom­nie, donc, mais peut-être bien aus­si à cause de la caféine. Elle s’était fixée quatre mois pour réflé­chir et concré­ti­ser ce à quoi elle aspi­rait. Quatre mois pour s’interroger, ima­gi­ner et façon­ner trait par trait l’amant idéal, l’homme qu’elle aime­ra, elle en était abso­lu­ment convain­cue, et avec qui elle vivra pen­dant les 100 pro­chaines années, si tout va bien. Jusqu’à sa mort en fait. Ou la sienne. « Jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Julia avait été bou­le­ver­sée par cette cita­tion sor­tie d’un très vieux film des années deux mille. Pour elle, rien n’existait de plus beau, de plus pur et de plus sin­cère qu’une vie entière com­mu­niée avec une unique per­sonne. Cette maxime incar­nait à ses yeux, l’Amour infi­ni, en tant qu’être mor­tel et fini. Puisque l’infini nous est refu­sé, conten­tons-nous de la vie entière avait-t-elle pen­sé. C’est ain­si que s’était ancrée en elle cette idée, ren­for­cée par ses expé­riences amou­reuses pas­sées. Julia avait vécu plu­sieurs rela­tions au cours de sa vie, avec des femmes, avec des hommes. L’Amour fut intense, l’Amour fut bref et il fut fort dou­lou­reux. Cette dou­leur lors de la sépa­ra­tion, Julia ne vou­lait plus la connaître. Elle s’était retrou­vée coup sur coup secouée de san­glots, trem­blo­tante dans son lit pen­dant des semaines entières. Julia décou­vrit Krea­tio­nist, l’entreprise qui met­trait à sa dis­po­si­tion l’Amour par­fait, indo­lore et sans vice. L’Amour qu’elle atten­dait et qui était le seul méri­tant d’être vécu à ses yeux. A à peine 27 ans, elle aspi­rait à une vie dis­ci­pli­née et tris­te­ment ber­cée par une rou­tine par­fai­te­ment huilée.

Julia ava­la une nou­velle pas­tille de caféine avant de sor­tir dans la rue. La joyeuse molé­cule inves­tit son orga­nisme avec dou­ceur, cha­touillant son cer­veau et dor­lo­tant ses neu­rones. La jeune femme enfour­cha le pre­mier taxi-bicycle auto­nome à pla­teaux magné­tiques qu’elle put trou­ver. Elle fut conduite en exac­te­ment trente-sept minutes dans le quar­tier où se trou­vait la bou­tique Krea­tio­nist. C’était un temps excellent en véri­té, sur­tout à l’heure de pointe mati­nale où le bal­let des taxi-bicycles se fai­sait si dense que le réseau tout entier, bien qu’optimisé, s’asphyxiait. Julia entra pres­te­ment dans la bou­tique, la ner­vo­si­té était à son paroxysme et embru­mait son esprit. Elle y fut accueillie par une char­mante rousse. Lola, puisque c’était son nom d’après sa plaque, l’aborda avec un immense sou­rire. Du genre écla­tant, presque aveu­glant et for­cé en fait, et pou­vant mettre mal à l’aise. Julia n’était d’ailleurs pas très à l’aise. Elle finit tout de même par deman­der, en connais­sant la réponse à l’avance : « J’aimerai com­man­der mon com­pa­gnon, suis-je bien au bon endroit ? ».

  • Tout à fait Madame, répon­dit l’employée en ne se dépar­tant pas de son sou­rire. Je vais avoir besoin des spé­ci­fi­ca­tions sur votre com­pa­gnon les plus pré­cises que vous pour­rez me don­ner. Il est pri­mor­dial de pou­voir peindre un por­trait par­fait avant de com­men­cer la création.

Enfin, Julia voyait l’aboutissement de ses réflexions des quatre der­niers mois. Elle pou­vait presque le voir se maté­ria­li­ser à ses côtés, au fur et à mesure qu’elle satis­fai­sait la curio­si­té vorace de Lola. Tout était consi­gné et enre­gis­tré dans d’immenses tableaux infor­ma­tiques tri­di­men­sion­nels, son phy­sique, ses sou­ve­nirs, ses goûts, ses opi­nions poli­tiques, son orien­ta­tion sexuelle, son han­di­cap. « Son han­di­cap ?! Mais qui serait suf­fi­sam­ment sot pour dési­rer pas­ser sa vie avec une per­sonne han­di­ca­pée ? s’insurgea Julia, fai­sant fi des pré­oc­cu­pa­tions éthiques.

  • Oh vous savez, cer­taines entre­prises ont besoin de res­pec­ter les quo­tas impo­sés par l’Etat. J’ai aus­si vu des gens qui pen­saient que se mon­trer aux côtés d’un per­sonne han­di­ca­pée pou­vait aug­men­ter la gen­tillesse des gens à leurs égards. Les gens font ce qu’ils veulent. La ven­deuse haus­sa les épaules puis reprit. Un mètre quatre-vingt-trois, les che­veux noirs, les yeux verts, hété­ro­sexuel, avide de ten­nis, de cui­sine et de vieux films, d’un grand roman­tisme et ado­rant la nature et la ver­dure. Et avec ça, ce sera tout ?
  • Tout ? Certes non ! Je dois encore vous par­ler de sa per­son­na­li­té, mon Mike doit-être doux mais non pas ser­vile, auda­cieux sans être pré­somp­tueux, avi­sé, rai­son­nable et avec un grand sang-froid. Je le veux hau­te­ment juste, fidèle… »

La future amou­reuse ne taris­sait pas dans sa des­crip­tion. Lola enten­dait et écri­vait machi­na­le­ment, sans vrai­ment écou­ter Julia. Là voi­là qui s’était tue, elle obser­vait désor­mais l’employée dont le regard venait dis­pa­raître dans un vide pro­fond, les mains conti­nuant de vole­ter sur son cla­vier. Elle rap­pe­la bru­ta­le­ment Lola à la réa­li­té. «Quand pen­sez-vous qu’il puisse m’être livré ?

  • D’ici trois mois Madame bre­douilla la jeune rousse.
  • Fan­tas­tique ! Au pied de ma porte ?
  • Au pied de votre porte, séda­té pour faci­li­ter le trans­port Madame.
  • Vous pen­sez donc à tout ! s’esclaffa-t-elle joyeusement. »

Elle sor­tit sur ces mots, la joie com­blant son cœur et ses pro­jets com­blant sa tête. Il lui res­tait tant à faire ! Amé­na­ger sa mai­son pour que Mike et elle puissent y vivre décem­ment, com­men­cer la pro­cé­dure visant à obte­nir des banques de l’argent pour pou­voir démé­na­ger et être à l’affût des mai­sons-verre se libé­rant. Les trois mois se vola­ti­li­sèrent et Mike était là, devant sa porte, dans son car­ton, sous sa couche de mousse anti­chocs, sous séda­tifs. Elle par­vint à ren­trer le car­ton chez elle mais dut attendre qu’il se réveille. Mike était évi­dem­ment trop lourd pour qu’elle puisse le dépla­cer seule. A son réveil, Julia s’étonna de la qua­li­té du tra­vail four­nit par Krea­tio­nist. Son com­pa­gnon était une copie conforme de la repré­sen­ta­tion qu’elle s’en était faite. De plus, il était convain­cu d’avoir vécu les 35 der­nières années de sa vie, grâce aux sou­ve­nirs implé­men­tés dans sa mémoire. Julia n’avait évi­dem­ment pas lu la notice, qui pré­co­ni­sait pour­tant d’avertir le sujet qu’il était né dans une cuve.

Après dix années, Mike conti­nuait à res­sen­tir cette désa­gréable intui­tion d’oublier quelque chose, de se trom­per. La sen­sa­tion de grains de sable dans la machine qui repré­sen­tait leur couple. Tous les amis de Julia le regar­daient de manière enten­due lorsqu’il les voyait. Son intui­tion se chan­gea en une impla­cable véri­té et en une froide prise de conscience lorsqu’il récu­pé­ra le cour­rier holo­gra­phique que Julia et lui rece­vaient dans leur toute nou­velle mai­son-verre. Un mes­sage d’un comi­té de hauts-scien­ti­fiques aver­tis­sant Julia de dys­fonc­tion­ne­ments graves et dan­ge­reux dans cer­tains pro­grammes de créa­tion humaine. Une tem­pête de sable était en train de sac­ca­ger la machine mon­tée de toutes pièces. Il s’avéra que cette publi­ca­tion pris une ampleur incom­men­su­rable. Un vent de panique souf­fla sur les clients qui se débar­ras­sèrent de leurs créa­tions. Krea­tio­nist s’effondra en quelques heures. Le gou­ver­ne­ment ouvrit d’anciennes pri­sons désaf­fec­tées pour loger toutes ses per­sonnes nées des cuves, deve­nus des spectres misé­rables dont la vie venait d’être réduite au néant le plus pur. Mais per­sonne ne savait ce que l’Etat comp­tait faire à leur sujet. Mike deve­nait de plus en plus sombre, son dégoût pour Julia ne ces­sait de s’accroître. Il la pei­gnait désor­mais comme un monstre d’égoïsme. La contra­dic­tion entre ses pen­sées et son condi­tion­ne­ment détra­quait son cer­veau de plus en plus vio­lem­ment. La folie le ron­geait, l’empêchait de pen­ser, de rai­son­ner. Ses mains finirent par se refer­mer sur une peau, sur une tra­chée, sur un cou. Lorsque Julia s’effondra, Mike s’effondra avec elle. Son cer­veau n’avait pu sup­por­ter pareille vision. Il s’était figé en une incom­pa­rable sidération.

Simon BURE

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