Ressusciter notre motivation interne, une question avant tout politique et économique !

Suite à l’é­vè­ne­ment du concours Spea­kers orga­ni­sé par TedXIN­SA, vous pou­vez ici retrou­ver la trans­crip­tion du dis­cours d’Ay­man Lah­ba­bi, ayant par­ti­ci­pé à l’é­di­tion de cette année ! 

(Les réfé­rences citées seront don­nées à la fin)

D’a­près une étude menée en 2013 dans 142 pays dans le monde par­mi 130 000 employés, parue dans State of the Glo­bal Works­pace, 13 pour­cents sim­ple­ment des sala­riés inter­ro­gés affir­maient être véri­ta­ble­ment enga­gés dans leur bou­lot ! Voi­là par quoi j’ai­me­rais com­men­cer ce dis­cours pour adres­ser le pro­blème de la moti­va­tion, qui se trouve dans une drôle de situa­tion parce qu’on en parle à lon­gueur de jour­née, c’est une idée très consen­suelle et qu’on est tous d’accord pour recon­naître la posi­tion cen­trale de la moti­va­tion dans nos vies et sa néces­si­té, mais pour autant on conti­nue à gas­piller plus que jamais notre éner­gie et à se saper nos forces créa­trices dans les sys­tèmes qui nous régissent ! Au fond cela montre juste à quel point le pro­blème est struc­tu­rel, et que sor­tir de cette impasse de l’en­chan­te­ment n’est pas une ques­tion d’in­di­vi­du plus ou moins moti­vé ou pas, c’est une ques­tion de fon­de­ment glo­bal, qu’on va essayer de trai­ter comme telle.

La pre­mière étape est de dire en réa­li­té, que tout cela s’ex­plique, et très bien même ! On peut dire de manière géné­rale aujourd’­hui que les moyens que l’on emploie majo­ri­tai­re­ment pour engen­drer de la moti­va­tion sont stric­te­ment maté­riels, ou du moins quan­ti­ta­tifs, ou du moins exté­rieurs… En entre­prise c’est par exemple les fameuses primes, des aug­men­ta­tions, pour nous étu­diants ça peut être des notes, le diplôme ; Il y’a évi­dem­ment le salaire qui est le père de toute les moti­va­tion extrin­sèques, et à bien y voir ces sys­tèmes de récom­pense sont ancrés jus­qu’au plus pro­fond de notre vie quo­ti­dienne ; on part tou­jours du prin­cipe que les autres n’a­gissent que par appât du gain, ce qui est presque un biais, et ça peut aller du parent qui offre des sucettes à son fils pour lire des livres jus­qu’au haut cadre qui touche des primes.

Pour­quoi est-ce un pro­blème ? Bonne ques­tion, car on pour­rait se dire après tout que ces sys­tèmes de moti­va­tion extrin­sèques, ou fac­teurs exté­rieurs qui nous poussent à agir, ne repré­sentent pas de mal en soi, et qu’au mieux ça ne peut que ren­for­cer notre moti­va­tion intrin­sèque jus­te­ment. C’est-à-dire que l’employé que l’on prime, on sup­pose qu’il est déjà à peu près moti­vé pour tra­vailler et que cette prime ne va faire qu’ac­cen­tuer sa moti­va­tion. Sauf que c’est tout à fait inexact, c’est bien plus sub­til que ça parce qu’il s’o­père à ce moment-là non pas une addi­tion mais plu­tôt une concur­rence entre ces deux sources de moti­va­tion, une fric­tion, et au pire, une sub­sti­tu­tion. On peut tout à fait le com­prendre phi­lo­so­phi­que­ment parce que ce sont là deux dési­rs de nature dif­fé­rente, nous pous­sant vers des direc­tions contra­dic­toires par­fois, mais empi­ri­que­ment on le constate aussi.

Il y’a quelques années, des cher­cheurs de l’u­ni­ver­si­té du Mas­sa­chu­setts ont enquê­té sur les inci­ta­tions finan­cières en l’oc­cur­rence et il s’a­vère, contre-intui­ti­ve­ment, que celles-ci pou­vaient atté­nuer la moti­va­tion intrin­sèque, celle qui vient de soi, donc, et qui est évi­dem­ment la plus puis­sante, celle-là même qui fait que l’on peut s’atteler à quelque chose sans voir le temps pas­ser, qui coule de source ! On obtient tou­jours davan­tage du point de vue quan­ti­ta­tif, puisqu’il faut in fine tou­jours satis­faire des indices quan­ti­ta­tifs pour aspi­rer à la récom­pense, mais on affecte acces­soi­re­ment la qua­li­té, la conscience, le désir, l’en­ga­ge­ment, les consi­dé­ra­tions éthiques.… Typi­que­ment pour des cher­cheurs si on paie à la publi­ca­tion on obtient juste davan­tage de publi­ca­tions, mais sûre­ment moins d’au­dace, même chose pour la presse, et c’est la même par­tout : les psys payés à l’heure qui font traî­ner en lon­gueur leur trai­te­ment, d’ailleurs dans une étude pré­nom­mée “How accoun­ting for time affects volun­tee­ring” des cher­cheurs prouvent que les avo­cats payés à l’heure sont moins enclins au… volon­ta­riat, et… Sans par­tir trop loin, en tant qu’é­tu­diants on expé­ri­mente par­fois les mêmes méca­nismes avec les notes, car on sent bien qu’on peut avoir de bonnes notes sans par­fai­te­ment com­prendre le cours ni le sys­tème dont traite l’exa­men, qu’on peut rater un exam tout en ayant tout com­pris, et que cet outil extrin­sèque donc, qu’est la note, peut aller jus­qu’à affec­ter l’ef­fort, intrin­sèque, que l’on ferait pour mai­tri­ser notre cours par exemple. Les profs sont plus ou moins conscients de cela, essaient de mode­ler les exa­mens de manière dif­fé­rente mais enfin ce n’est pas évident. Ce n’est pas un pro­blème de l’é­cole en par­ti­cu­lier, c’est toute la socié­té qui d’une cer­taine manière fait fausse route sur cette ques­tion de la motivation !

Et, au fond, elle fait fausse route car elle se base sur un para­digme de l’être humain tota­le­ment irréa­liste et abso­lu­ment faux. D’ailleurs c’est drôle de voir à quel point la vision que l’on a de la nature humaine condi­tionne entiè­re­ment notre idéal poli­tique, et là c’est plus que jamais le cas ! On assiste à une vision presque cynique, qui d’a­près ce qu’on a dit jusque-là, est celle d’un humain dont on sup­pose le désir inti­me­ment lié à la récom­pense, d’un humain pas­sif donc qui ne crée pas de lui-même, d’un humain lapin orien­té par une carotte, le plus sou­vent l’argent, par exten­sion de l’ho­mo eco­no­mi­cus d’A­dam Smith qui cherche ration­nel­le­ment à maxi­mi­ser son inté­rêt per­son­nel. Bref, un humain dont on sup­pose le désir de la mar­chan­dise tota­le­ment pré­valent. Le capi­ta­lisme d’ailleurs conçoit le désir humain comme un désir de mar­chan­dise essen­tiel­le­ment c’est pour­quoi il en pro­duit tou­jours plus et qu’il mesure le bien être par le nombre de richesses pro­duites ce qui est tota­le­ment aberrent, et c’est pour­quoi il a tant de mal à voir com­ment un être humain déjà garan­ti éco­no­mi­que­ment, par exemple par un reve­nu de base, veuille quand même aller tra­vailler, puisque théo­ri­que­ment si on a déjà de l’argent, on n’a plus de désir de pro­duire quoi que ce soit, ce qui est là aus­si aberrent ! Et déjà lar­ge­ment démen­ti par des études qui prouvent au contraire qu’à chaque fois que l’on accorde des aides sociales plus géné­reuses, on n’observe pas un effet de paresse mais tout le contraire, de la moti­va­tion, jus­te­ment, du gain de confiance et de la créativité.

Donc voi­là en fait, le monstre idéo­lo­gique auquel il faut faire face. J’ai répé­té le mot aberrent, et je pense qu’à ce stade là on peut faci­le­ment voir pour­quoi hein le désir humain est évi­dem­ment plus vaste, plus gran­diose, je dirais même plus méta­phy­sique, que la logique de la carotte ou du petit inté­rêt per­son­nel, qui existent, il ne faut pas le nier, mais sur­tout à l’intérieur des struc­tures capi­ta­listes qui par la pré­ca­ri­té ins­ti­tuée, l’insécurité vitale et la publi­ci­té nous contraignent à avoir ce désir ! Mais de là à l’essentialiser comme carac­té­ris­tique de l’humain en géné­ral ? Ce serait opé­rer un dan­ge­reux mais clas­sique glis­se­ment entre des construc­tions sociales et l’état de nature. En réa­li­té, l’être humain a avant tout envie de faire des choses, de se réa­li­ser, de maté­ria­li­ser sa puis­sance d’agir, c’est un peu sim­plet, mais c’est vrai, et je dirais mêmes que dans ce désir pri­maire de faire des choses, s’ar­ti­cule le désir corol­laire de les faire du mieux que nous pou­vons ! Quand vous com­men­cez un pro­jet sans contraintes exté­rieures, sans rému­né­ra­tion, sans pres­sion, sans que votre sur­vie en dépende, sans mana­gers qui frag­mentent votre tra­vail, vous vous effor­cez de le faire du mieux que vous pou­vez, parce que vous le faites pour soi et par soi ! Vous n’avez nul­le­ment besoin d’une quel­conque récom­pense exté­rieure, car tout objet extrin­sèque paraît immé­dia­te­ment déri­soire face à la force des vagues de ce désir qui jaillit et se suf­fit à lui-même.

Et donc une fois qu’on a com­bat­tu ce monstre idéo­lo­gique, on com­mence à voir une autre phase du tun­nel, un autre récit alter­na­tif, où la prio­ri­té est de débar­ras­ser l’hu­main des contraintes qui peuvent frei­ner sa moti­va­tion intrin­sèque. Il y’a évi­dem­ment des chan­tiers plus évi­dents et plus immé­diats : des entre­prises qui abo­lissent déjà les inci­ta­tions finan­cières, mini­mi­sé le tis­su épais du mana­ge­ment et des res­sources humaines, don­né plus de confiance, plus de liber­té à leurs employés, et ça marche. Quelque part, c’est l’en­tre­prise qui croit que l’homme est bon, qui ne le contrôle pas, qui ne le sti­mule pas à lon­gueur de jour­née. Le reve­nu de base est aus­si une idée qui a le vent en poupe, même si sujette à de très diverses for­mu­la­tions selon les camps poli­tiques. Mais au-delà de ces chan­tiers plus ou moins dis­per­sés on devrait arri­ver à remettre en cause le père de toutes les moti­va­tions extrin­sèques qui reste le salaire, le pro­fit, et anec­do­ti­que­ment le capitalisme !

 

On pour­rait ima­gi­ner un sys­tème où nos besoins maté­riels seraient garan­tis d’a­vance, où l’on serait libre de tra­vailler selon soi sans accor­der de l’im­por­tance aux contraintes extrin­sèques, parce que nos besoins seraient garan­tis et ain­si tout ce que l’on ferait, on le ferait bien, de cha­cun selon ses moyens et ses pas­sions à cha­cun selon ses besoins… Evi­dem­ment cela ne suf­fi­rait peut-être pas à fon­der toute l’é­co­no­mie, il y’au­ra tou­jours besoin de divi­sion du tra­vail, de bou­lots pénibles, mais dans une socié­té où l’on se fait confiance, on est capable de pal­lier, de faire des rota­tions, mus par la convic­tion que l’on est consi­dé­ré comme être sin­gu­liers et pas sim­ple­ment comme des robots sans iden­ti­té ! On est prêts à faire l’ef­fort, à coopé­rer, et c’est de là même que l’Homo Sapiens se dis­tingue pro­fon­dé­ment, par sa capa­ci­té à faire corps, à trans­cen­der sa propre indi­vi­dua­li­té pour un idéal de socié­té. Ain­si nous arri­ve­rions peut-être à valo­ri­ser enfin cette puis­sance d’a­gir humaine, trop long­temps mal­me­née, jusque-là lais­sée à la marge dans des asso­cia­tions ou des fon­da­tions à côté de l’é­co­no­mie, et qui serait enfin consti­tu­tive du cœur même de la vie en socié­té, libé­rée, et libé­rant ain­si toute sa gran­deur, sa béné­vo­lence, et son esthétisme !

Ayman Lah­ba­bi, Concours TedX Spea­ker, année 2020–2021

               Références :

https://blog.mondediplo.net/pour-un-communisme-luxueux

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