Concours de nouvelles 2017 : « Citoyen État »

Si vous deviez être le pre­mier Homme à ins­tau­rer une forme poli­tique, quelle serait-elle ? Tout dépend pro­ba­ble­ment du nombre de sou­tiens que vous auriez le moment venu. Car qu’est-ce qu’une démo­cra­tie soli­taire ? Voi­là une ins­pi­ra­tion pour une nou­velle can­di­date au concours que nous vous pro­po­sons de décou­vrir ici.

Sur une île que beau­coup eurent consi­dé­rée para­di­siaque, un homme s’affairait depuis quelque temps à d’étranges tra­vaux. En effet, il rame­nait des planches de bois fraî­che­ment cou­pées pour les assem­bler avec plus ou moins de suc­cès. Après 21 jours d’intenses efforts, son labeur fut ter­mi­né. Doré­na­vant, dans l’unique clai­rière de l’île trô­nait une estrade ain­si qu’une tri­bune pla­cée devant cette der­nière. Mal­gré l’apparence rudi­men­taire de ses struc­tures, l’attention por­tée par l’homme pour les construire les ren­dait solides. Celui-ci s’activait depuis l’aube, il prit grand soin de sa toi­lette et choi­sit ses plus beaux habits. Alors que le soleil allait bien­tôt atteindre son zénith, l’homme mon­ta sur l’estrade, se pla­ça en son centre, face à la tri­bune, et décla­ma : “Aujourd’hui marque le pre­mier anni­ver­saire de notre arri­vée sur l’île, aujourd’hui marque un tour­nant dans l’histoire de notre com­mu­nau­té, aujourd’hui la nation d’Utopia est née. Cette der­nière per­met­tra à cha­cun de ses citoyens d’être égal à ses sem­blables. Elle repo­se­ra sur un prin­cipe fon­da­men­tal : une démo­cra­tie directe et jour­na­lière. En effet, chaque matin nous débat­trons sur les pro­jets à réa­li­ser dans la jour­née et sur le long terme, un pro­jet ne sera accep­té qu’avec l’aval de toute la com­mu­nau­té. Uto­pia est grâce à nous, Uto­pia sera ce que nous vou­drions qu’elle soit !” Ce dis­cours était empreint de lyrisme et mal­gré l’émotion de l’orateur, il ne pro­vo­qua que quelques chants loin­tains d’oiseaux exo­tiques. Et ce n’était pas éton­nant, car la tri­bune était, mal­gré sa grande taille, tota­le­ment vide, tout comme le reste de l’île.

Le len­de­main de cette décla­ra­tion, l’homme vint s’asseoir au petit matin dans l’assemblée. Après quelques ins­tants, plon­gé dans ses pen­sées, il se leva et se pla­ça devant la tri­bune tou­jours aus­si vide. Il se mit devant l’estrade pour être vu de “tous”, mais pas des­sus, pour ne pas paraître supé­rieur. Ce matin-là il pro­po­sa : ”Uto­pia, aujourd’hui nous devrions pêcher”. Il atten­dit une remarque qui ne vint pas puis pro­cé­da à un vote à main levée. Sans sur­prise, Uto­pia déci­da de consa­crer cette jour­née à la pêche. Aus­si­tôt il par­tit cher­cher un filet confec­tion­né par ses soins et se mit au tra­vail ani­mé d’une volon­té inhabituelle.

Doré­na­vant chaque matin, le citoyen-État qu’il était fai­sait le même rituel. Il gar­dait tou­jours le même air sérieux à cha­cune de ses pro­po­si­tions, se pla­çait tou­jours au même endroit et com­men­çait toute inter­ven­tion par “Uto­pia”. Depuis la mise en place de ce régime aty­pique, l’homme redou­blait d’efforts pour rem­plir les tâches déci­dées par la com­mu­nau­té. Là où il met­tait une jour­née pour cou­per un arbre en petites bûches, il ne met­tait à pré­sent qu’une demi-jour­née. Là où il pêchait à peine assez pour sur­vivre, il amas­sait désor­mais des réserves de pois­sons dans un grand bac de sel qu’il avait eu le plus grand mal à consti­tuer. C’est sans aucun doute que depuis la créa­tion de ce micro-État la vie sur l’île était beau­coup plus douce.

La vie sui­vait son cours à Uto­pia qui s’apprêtait à fêter son pre­mier anni­ver­saire. À mesure que la date fati­dique appro­chait, l’homme s’activait pour remettre d’aplomb les ins­tal­la­tions de la vie poli­tique de l’île. Ces tra­vaux l’accaparaient tel­le­ment qu’il oubliait de réa­li­ser des tâches vitales de telle sorte que la faim le ren­dait instable. Le jour J était un jour ven­teux et au ciel mena­çant. N’ayant que faire de cette météo capri­cieuse, l’homme s’excitait déjà à l’idée de cette pre­mière célé­bra­tion. Il remit les mêmes habits que ceux por­tés pen­dant sa pre­mière décla­ra­tion et s’installa une fois n’est pas cou­tume sur l’estrade. La gorge ser­rée il décla­ma un dis­cours bien hui­lé qui van­tait la réus­site sur tous les points d’Utopia. Il ter­mi­na ce der­nier en levant une torche enflam­mée et poin­ta un grand totem fait de bois qui s’élevait à quelques mètres de la tri­bune. Mal­gré le vent de plus en plus fort, l’homme vou­lait finir cette céré­mo­nie par d’immenses flammes. Le bruit du vent dans les arbres voi­sins res­sem­blait à un cri de déses­poir. Insen­sible à cet appel de la nature, l’homme enflam­ma le totem. En une poi­gnée de secondes, de longues flammes ron­geaient le bois clair. Sou­dain une bour­rasque plus forte que ses consœurs fit dan­ser les rouges tri­angles vers la tri­bune. Cette der­nière s’embrasa ins­tan­ta­né­ment. L’homme sem­blait assom­mé par les évé­ne­ments. La tri­bune com­men­çait, elle aus­si, à brû­ler. Une fumée dense et sombre s’élevait dans les airs pour se perdre dans le ciel noir. La force du vent ne fai­sait que redou­bler. Cette fois-ci c’était les arbres les plus proches qui voyaient leur écorce deve­nir cendres. L’abri, le jar­din et toutes les autres ins­tal­la­tions dure­ment construites par­tirent en fumée. L’homme était à pré­sent sur la plage, genoux à terre, face aux flammes qui dévo­raient Uto­pia et l’île entière. La vision de sa propre des­truc­tion lui fit perdre défi­ni­ti­ve­ment la rai­son. La pluie suc­cé­da au feu et lais­sa cette terre recou­verte des cendres de son pas­sé. Si une fois, la nature avait pu s’adresser à la tri­bune d’Utopia c’est sans aucun doute qu’elle se serait écriée : “Moi, je suis contre la démocratie.”

Arthur Baju­laz

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