Concours de nouvelles 2021 : « Un croûton commence sa deuxième vie quand il comprend qu’ il y a deux croûtons »

Nous sommes une belle mati­née de mars, du genre de celles qui donnent le sou­rire, parce qu’elle pré­sage le prin­temps, et ins­pire un peu d’espoir aux dépres­sifs sai­son­niers, à qui un mois de gri­saille de trop aurait été fatal.

— Et avec ça ? Ce sera tout ? lui deman­da le jeune employé de bou­lan­ge­rie. Évi­dem­ment, ce sera tout, sinon il aurait deman­dé dès le début. Il n’était pas du genre à se faire avoir par ces tech­niques vicieuses de ven­deurs cupides, celles qui vous font cra­quer au der­nier moment, vous for­çant presque à sup­plier cette petite vien­noi­se­rie impré­vue qui vous fait de l’œil, là devant, der­rière la vitrine toute propre. Il s’était bien fait avoir une fois en véri­té, dans un moment de fai­blesse, par un superbe éclair qui l’avait allu­mé au pre­mier regard. Et puis il avait été déçu, dégueu­lasse l’éclair, que de la gueule, le pire de sa vie. Main­te­nant il ne regar­dait même plus les vitrines, il savait ce qu’il vou­lait et où aller le cher­cher. Ça l’é­ner­vait d’autant plus qu’il venait toutes les semaines. On pour­rait lui deman­der : “ Comme d’habitude mon­sieur ? Deux tra­di­tions et un crois­sant ?”, mais non, ça n’arrivait pas, on avait l’impression de tou­jours faire face à un ven­deur dif­fé­rent. Alors il conti­nuait de deman­der deux tra­di­tions et un crois­sant, à chaque fois, en se rap­pe­lant une époque où la bou­lan­gère l’appelait par son nom, une époque bien lointaine.

Désor­mais ce n’était plus qu’un vieux crou­ton, le pas alour­di par son pain de ce jour qu’il sou­le­vait péni­ble­ment, le regard dur, le cœur en miettes, le corps ras­sis par l’existence.

Il était aigri, tou­jours de mau­vaise humeur, odieux, voire méchant. La plu­part des gens ne lui en vou­lait pas par­ti­cu­liè­re­ment, ils avaient même un peu pitié de lui, se disaient qu’il avait dû être mal­me­né par le des­tin, qu’il avait dû perdre sa femme, qu’il était amer comme un type qui avait tra­gi­que­ment per­du sa femme.

Et c’était vrai, il avait per­du sa femme, en quelque sorte, le jour où elle était par­tie sans pré­avis, et sans jamais don­ner de nou­velles, il ne savait même pas où. Elle avait juste lais­sé un mot, Je Pars, sur la table, pour ne pas qu’il appelle la police, et elle avait dis­pa­ru, même sa famille disait ne rien savoir. Lui, il avait plon­gé depuis, la tête la pre­mière, dans une mare de honte, de culpa­bi­li­té, de déses­poir, de merde, et il n’en sor­tait pas.

Cer­tains jours, quand il mar­chait d’un point A vers un point B (il n’était pas du genre à se bala­der), il croyait l’apercevoir. Il la voyait sou­vent de dos, au loin, alors il s’efforçait de la rat­tra­per, jusqu’à se rendre compte qu’il se trom­pait, que ce n’était pas elle, et il repre­nait son che­min, silen­cieux, le regard vers le sol, les sour­cils fron­cés comme un gosse, les lèvres trem­blantes comme un vieillard.

Ce matin c’était dif­fé­rent, et au coin de la rue des opti­ciens et de celle des sex-shop, l’étroitesse du trot­toir le fit tom­ber nez à nez avec Mar­tine. Loin des tren­te­naires brunes avec les­quelles il la confon­dait tou­jours, elle était rava­gée par le soleil et le tabac, com­bo gagnant de la dégra­da­tion des chairs. Plus que tout, elle avait vieilli, et il n’avait jamais pen­sé telle malé­dic­tion pour elle. Son cer­veau l’avait fait bai­gner toute ces années dans le for­mol, hors du temps.
Si bien qu’il eut d’a­bord envie de vomir, de dégoût et de trac, un peu de sur­prise. Il rava­la ses sen­ti­ments de jus­tesse et s’arrêta net.
— Martine ?
— Alain ? C’est toi ?
— Qu’est-ce qu…
Il faillit lui deman­der ce qu’elle fai­sait là, des expli­ca­tions, pour­quoi elle était par­tie il y a tant d’an­nées déjà, tom­ber à genoux dans une lagune de larmes blanches, et puis il eut un flash.

Il se revit attendre cette femme pen­dant si long­temps, se ren­dant compte qu’il n’avait fait que ça depuis qu’elle n’était plus là, l’attendre. Tout ce temps il avait pen­sé à elle sans arrêt. Il avait ima­gi­né tant de fois la croi­ser par hasard, la voir réap­pa­raître. Chaque fois il la par­don­nait, ils repar­taient à zéro, à deux.

Et main­te­nant, alors qu’elle était là, devant lui, il ne vou­lait plus lui poser de ques­tions. C’était vain, c’était trop tard. Il avait pas­sé la plus grande par­tie de son exis­tence à ne rien faire que pen­ser à Mar­tine, ima­gi­nant sa vie avec elle si elle n’était jamais par­tie, ima­gi­nant leur vie ensemble si elle reve­nait. Il lui avait don­né tout son temps, il n’en avait plus pour
elle. Il se sen­tait stu­pide. Ça parais­sait clair aujourd’hui. Il n’y avait aucune rai­son qu’elle revienne. Elle n’avait aucune rai­son de vou­loir reve­nir. Et lui non plus ne le vou­lait pas. Ils n’a­vaient plus rien en com­mun, à part d’être vieux et laids.

Alors il la regar­da une der­nière fois, bien dans les yeux (dans les­quels la sur­prise avait lais­sé place à de la froi­deur), puis il reprit sa route avec déter­mi­na­tion, la contour­nant, et elle n’es­saya pas de le retenir.

Il était déci­dé à se reprendre en main, et à ne plus se lâcher. Il était vieux et moche, mais même quand on est vieux et moche, la vie n’est pas tout à fait finie, et pour une­fois depuis long­temps, il avait envie de vivre.

L’envie de vivre, pilier de la sur­vie de l’espèce, qui peut faire dépla­cer des mon­tagnes, mais ne pro­tège mal­heu­reu­se­ment pas d’une camion­nette de livrai­son Chro­no­post au chauf­feur trop pres­sé, qui per­cu­ta vio­lem­ment Alain quelques minutes après sa renais­sance, et prit la fuite, le lais­sant pour ce qu’il était, mort, mort-né.

Josig HERBRETEAU

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