Concours de nouvelles 2021 : « Elle »

Deux cama­rades dis­cutent. Elle arrive, sem­blant jaillir vapo­reu­se­ment. Tan­dis que le pre­mier fume mol­le­ment sa ciga­rette, pris de plain-pied dans le gri­sâtre de l’instant, embour­bé en cette scène déjà pous­sié­reuse ; le second, subi­te­ment, se vola­ti­lise en quelques mondes vacants et loin­tains, galaxies bario­lées, refuge sans des­sus des­sous. L’onde de choc. Le sis­mo­graphe de son cœur éteint, capte main­te­nant le cla­que­ment sec des talons alors que le vacarme alen­tour s’évanouit. Ses pupilles absor­bées suivent scru­pu­leu­se­ment le mou­ve­ment caden­cé, binaire et char­nel de la sil­houette. Il demeure un son, c’est elle, un pay­sage, c’est elle. Le reste n’est plus que noir uni­forme. L’espace est mort, le temps cris­tal­li­sé. Les secondes pèsent des heures et les heures filent. La démarche oscil­lante, le regard hési­tant, de cette beau­té qui s’ignore, sans doute la plus sublime.

Avait-elle d’ailleurs dési­ré cette allure si char­mante ? Comme l’on fige sur la cire vierge et molle d’une enve­loppe, son sceau irré­mé­diable, la nature avait déli­vré son ver­dict, impi­toyable et ado­rable, impri­mant sur cette peau, les plus doux pig­ments qu’elle connais­sait, déco­rant sa sil­houette d’arabesques gal­bés, des­si­nant son visage selon les traits d’artistes encore ensom­meillées. Elle sem­blait n’avoir jamais vu son reflet. Un for inté­rieur incons­cient d’être armu­ré d’un Crys­tal, qui irra­diait de son spectre superbe, l’œil avide. Et qu’en était-il de sa per­sonne, de son être, de son âme ? Vil homme incor­ri­gible d’à prio­ri. Il n’en savait rien mais pu gager sa vie qu’il rési­dait en cette enve­loppe, la plus pure douceur.

Elle s’approcha dan­ge­reu­se­ment. En quel lieu, en quelle époque, pou­vions-nous bien être ? En véri­té, tout cela n’avait plus la moindre impor­tance. Elle s’imposait comme évi­dence, comme néces­si­té. Tel un trou noir d’attention, l’univers s’arrachait à ses pieds pour se confondre en une masse informe qui désor­mais n’avait plus cours. Elle est là, près d’eux, pire leur adresse la parole. Il comate, divague, se remet. Son cœur ? une fis­sion. Ses entrailles ? sur le départ, comme vou­lant s’enfouir. Il s’agenouille, ins­pire un grand coup, à s’étouffer. Il la fixe. Il n’y a plus qu’elle et pour­tant c’est trop, davan­tage que tout ce qu’il put jusque-là voir et connaitre. Les astres, le cos­mos, l’infini tout cela semble désor­mais si restreint.

- Vous êtes divine. Non que dis-je excu­sez ces recettes écu­lées. Le divin ne s’énonce pas et  vous méri­tez tout au contraire que l’on vous voie, que l’on vous nomme, que l’on vous sculpte. Il fau­dra débu­ter par le germe nou­veau d’une branche sur l’arbre du vivant car je ne peux décem­ment croire que nous appar­te­nions à la même espèce. Une créa­ture de votre finesse doit être issue de je ne sais quel monde imma­té­riel préa­lable, en lequel mille autres vous firent pré­sent de leurs plus élé­gants attributs.

Elle le regarde, elle sou­rit. Il exulte. Un vent brû­lant et gla­cial le par­court. Sa vision se trouble et le champ se teinte bien­tôt d’un blanc uni­forme qu’il par­vient à sus­pendre aux contours de la nymphe. Elle et seule­ment elle demeure. Le bat­te­ment caden­cé de son cœur érup­tif résonne en son crâne comme les hor­loges syn­chrones d’un immense essaim battent, en cœur, la mesure.

Il veut l’embrasser, bien sûr, la sai­sir, la connaitre, la com­prendre, l’éprouver, l’écouter, deve­nir, être et avoir été auprès d’elle. Dans le même temps, cette idée le révulse. La côtoyer, la tou­cher, l’effleurer seule­ment ! Ce serait cou­rir le risque de frois­ser la moindre par­ti­cule de grâce car ce n’était pas une beau­té de pas­sage. C’était de l’art maté­ria­li­sé en un corps, une œuvre à faire rou­gir les chefs d’œuvre, véri­table kaléi­do­scope plon­gé dans ce monde noir et blanc. Cette ultime phy­sio­no­mie ne se conten­tait pas d’être reine, elle redé­fi­nis­sait le beau.

- Et avec ça, ce sera tout, susur­ra la ser­veuse sans prendre conscience de sa propre gravité.

Pro­je­té de force dans le réel, noyé subi­te­ment dans un flot tan­gible impré­vu, il ne par­vint qu’à bre­douiller confusément.

- hein, quoi, par­don, vous adres­se­riez vous à moi ? se retour­nant alors en tous sens.

- Oui, votre ami est le seul à boire, vous ne pre­nez rien ?

- Made­moi­selle, ce sera une liqueur, un concen­tré, un dis­til­lat de votre étha­nol le plus incan­des­cent, qui soit en mesure de riva­li­ser avec le feu qui m’assaille. Pensa-t-il.

- Non, je… mer­ci décro­cha-t-il dans un ultime effort.

Elle tour­na alors les talons. Il lui sem­blait l’avoir per­due à jamais. Elle revien­drait bien sûr, ame­ner un cock­tail Blue à son ami, empo­cher la mon­naie. Elle serait sans doute là le len­de­main, le jour sui­vant et ce pour encore des mois, peut-être même des années, mais ce ne serait plus pareil, ce ne serait plus pos­sible. Seule l’intensité toute par­ti­cu­lière de l’instant eut pu lui per­mettre, l’espace d’une seconde, de se sur­pas­ser, de se dévoi­ler. Seconde déci­sive et fugace, au goût de pou­voir, de pos­sible, de bon­heur, qui lui avait échap­pé. Il n’arriverait plus à lan­cer le moindre mot. Rési­gné, dépi­té, prostré.

- Bah alors tu ne prends rien ?

- …

- Canon la ser­veuse hein ?

- Si l’on veut oui.

Flo­ren­tin KOCH

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