Besoin d’Amour ?

Peut-être êtes-vous par­tis vous bai­gner cet été, avec en main ce maga­zine qui se dit votre meilleur ami, et vous montre com­ment perdre du poids par cette sai­son qui s’y prête bien ? (n’était-ce pas plu­tôt le moment pour sor­tir les glaces, les bar­be­cues et la bière ? Heu­reu­se­ment tout est pré­vu, les articles “astuces régime” sont tou­jours au pro­gramme pour la reprise…) C’est sur quelques pages de ce maga­zine que je vous pro­pose de discuter.

 

Les vacances sont finies, mais replon­geons-nous dans cette période esti­vale où les corps se dénudent, se tré­moussent et se balancent. Les indus­triels émous­tillés par la cha­leur des corps — ou par l’idée de se faire plein d’argent, sortent leur nou­velle col­lec­tion de maillots de bain qu’on nous dévoile dans les coups de cœur de ce maga­zine. Une belle apo­lo­gie du corps dans sa sexua­li­té pul­peuse ou mus­clée. Parce que c’est ce dont on a besoin (“l’autre est trop vieux”) et ce qu’on désire (“c’est ce qui est beau cet été”), on paie et l’affaire est dans le sac. S’ensuivent des défi­lés de bouts de tis­sus tous neufs — qui cachent mais sug­gèrent — sur des peaux bron­zées, rem­pla­çant les tonnes de bouts de tis­sus neufs de l’an der­nier — donc péri­més. Si les tétons mas­cu­lins n’ont pas à craindre la pudeur, les tétons fémi­nins incarnent encore un cocon éro­tique qu’il faut dis­si­mu­ler… et on tient à cette vision puisque sans elle, ça ferait deux bouts de tis­su en moins à vendre !

Dans ce même maga­zine, un article nous par­tage une vision hédo­nique de la rela­tion “amou­reuse” idéale. Cette belle rela­tion consis­te­rait en des liens par­ti­cu­liè­re­ment phy­siques, courts, pas­sion­nels et sans effort. Il s’agirait de pas­ser du bon temps ensemble, en tête à tête ou sous la couette, mais pour­vu qu’on s’entende. Dès qu’on se lasse, qu’on décèle en l’autre ses défauts, ou qu’il com­mence à nous aimer pro­fon­dé­ment, fuyons ! La liber­té n’admet pas d’attaches. S’agit-il d’un auteur convain­cu, d’un auteur en quête d’un sujet esti­val sen­sa­tion­nel ou d’un auteur qui suit les ten­dances d’un jeune lec­to­rat ? Dans quelle mesure cette vision est-elle répan­due ? Je me per­met­trai d’avancer ici quelques pen­sées qui me sont venues suite à la lec­ture de cet article sur ce type de relation.

HEDONISME

Ce qu’on nous recom­mande, si votre envie est de trou­ver une per­sonne avec qui pas­ser des moments enivrants, c’est de res­ter avec ce com­pa­gnon intime tant qu’on le trouve atti­rant et sans défaut. De pro­fi­ter sans avoir à four­nir d’efforts (pour paraître aimable ou pour sup­por­ter l’autre), et donc de vou­loir le par­te­naire par­fait qui devrait nous accep­ter dans notre imper­fec­tion. Bien sûr ce dés­équi­libre entre notre offre et notre requête implique, pour pro­fi­ter sur “le long terme”, d’enchaîner les flirts. Ain­si, ne pas être las­sé (ou ne pas las­ser ?) et profiter.

Cette suc­ces­sion de rela­tions pour­rait tra­duire un besoin de renou­veau, un rejet de l’ennui voire même une fas­ci­na­tion dans ces jeux de séduc­tion répé­ti­tifs. En ce besoin de renou­veau se reflète notre socié­té de consom­ma­tion : l’objet – ici notre Flirt – est dési­rable, péris­sable et rem­pla­çable. Notre désir étant inta­ris­sable, peut-on atteindre un état stable de bon­heur avec ce genre de rela­tion ? Les entre­prises ont tôt fait de s’emparer de cette vision hédo­nique, et ce ne sont plus seule­ment des bouts de tis­su, mais des indi­vi­dus qu’on nous pro­pose. On nous conforte dans ce mode de vie cen­tré sur le moi et le prin­cipe du prêt-à-por­ter : de l’instantané, du facile et du pas cher. Cette infil­tra­tion libé­rale dans nos rela­tions se fait appli­ca­tion gra­tuite avec Tin­der en tête. Il nous est pos­sible de trou­ver notre coup du soir en un simple glis­se­ment de doigt expé­di­tif. Der­rière chaque pho­to de pro­fil, il a sou­vent fal­lu des heures à poser, trou­ver l’angle le plus flat­teur voire fil­trer le résul­tat — notez que je n’ai rien contre l’éloge de la beau­té du corps que repré­sente la sai­sie pho­to­gra­phique de nos jolies formes éphé­mères. En effet, la concur­rence est rude sur le mar­ché de la séduc­tion : l’âge et le phy­sique pou­vant nous por­ter défaut. Le prin­cipe de Tin­der, prin­ci­pa­le­ment choi­sir un par­te­naire selon son phy­sique, nous enferme dans un nar­cis­sisme évident.

La période des mariages arran­gés voire for­cés semble révo­lue, et pour nombre d’entre nous le mythe de l’âme sœur, d’un seul amour est enter­ré très loin. Tou­te­fois, si la sta­bi­li­té d’une unique rela­tion mono­game n’attire pas tout le monde, se lan­cer dans des pas­sions telles que décrites semblent-elles une voie plus recom­man­dable ? Aus­si éphé­mère et flat­teuse soit cette suc­ces­sion de Flirts, par­tir du prin­cipe que “nous le valons bien” implique qu’on se com­plait dans nos défauts en les igno­rant. Les efforts ne viennent plus de nous, au contraire, c’est à l’autre de faire l’effort de les accep­ter ou d’en arrê­ter là la rela­tion. Peut-on réel­le­ment deman­der à être accep­té tel qu’on est, avec nos défauts ? Ne méri­tons-nous pas d’accéder et de don­ner accès au meilleur de nous-mêmes ? Notre liber­té réside-t-elle dans notre pou­voir à nous lais­ser aller à nos envies ?

DÉSHUMANISATION

La consom­ma­tion de Flirts est inci­tée par la por­no­gra­phie qui ravage un public tou­jours plus jeune. Roc­co Sif­fre­di se déso­lait sur un pla­teau TV de la demande effrayante à laquelle les scé­na­rios por­no­gra­phiques doivent répondre, les dési­rs allant tou­jours de plus en plus loin. Les fan­tasmes sont par ailleurs de plus en plus nor­ma­li­sés que ce soit par les publi­ci­tés ou l’internet. La rela­tion sexuelle est déshu­ma­ni­sée en un rap­port bes­tial, où par ailleurs la femme est sou­vent dégra­dée. Or, c’est par la por­no­gra­phie que nombre d’entre nous rece­vons notre édu­ca­tion sexuelle. On en tire des idéaux fal­la­cieux, concer­nant notam­ment la pilo­si­té. On voit des corps au visage incon­nu s’emboiter méca­ni­que­ment, dépouillés de sen­ti­ments. Elle nous prive du lien sen­ti­men­tal entre les par­te­naires sans lequel faire l’amour n’implique pas plus d’amour que la repro­duc­tion du cochon.

La quan­ti­té est-elle syno­nyme de qua­li­té ? Mal­heu­reu­se­ment, je doute que la taille de notre tableau de chasse soit un cri­tère per­ti­nent pour notre bon­heur. Je me per­mets d’extrapoler à “des par­te­naires suc­ces­sifs” en plus de simul­ta­nés le pro­pos suivant :

“Quand nous affir­mons que la mono­ga­mie contra­rie notre liber­té sexuelle, nous affir­mons que cette liber­té se comp­ta­bi­lise en nombre de par­te­naires : nous affir­mons que le seul champ d’expérimentation légi­time est celui du chiffre, quitte à s’anesthésier émo­tion­nel­le­ment.” (Maïa Mazau­rette, chro­ni­queuse de “la Mati­nale du Monde”)

En effet, enchaî­ner les par­te­naires implique cer­tai­ne­ment qu’on s’est désen­si­bi­li­sé – peut-on être cré­dible en décla­rant sa flamme à son qua­rante-deuxième Flirt ? Cette suc­ces­sion de par­te­naires pour­rait éga­le­ment être la réponse pour faire face à l’angoisse de se mon­trer vul­né­rable, et notre corps désen­si­bi­li­sé par ses mul­tiples rap­ports accu­mu­lés, nous en protégerait.

ESCLAVAGE

Quel pro­blème avec une rela­tion unique et stable ? Selon moi, l’effort, l’engagement et la fidé­li­té. Ou bien la peur de se don­ner et faire confiance, qui pour­rait être cau­sée par des bles­sures de rela­tions pas­sées. Vivre inten­sé­ment le pré­sent à tra­vers des rela­tions libres et légères semble être la meilleure échap­pa­toire. Une vision cen­trée sur le moi – rece­voir plu­tôt que don­ner : choi­sir de s’offrir du plai­sir plu­tôt que du bonheur ?

Pour­tant, s’engager et renon­cer à la fougue pas­sion­nelle d’une idylle, mènent au déve­lop­pe­ment d’un lan­gage sexuel com­mun, à la pro­gres­sion dans la décou­verte du corps qui nous est offert – mer­ci au kama-sutra, et à l’épanouissement mutuel. De plus, sans don et confiance impli­qués dans l’équation, faire l’amour par seul plai­sir char­nel peut en bles­ser (psy­cho­lo­gi­que­ment par­lant) plus d’un. On a beau infan­ti­li­ser l’acte, en faire un jeu et pen­ser se dédoua­ner en poin­tant du doigt nos sex­toys rose licorne, les abus fan­tas­ma­tiques et les humi­lia­tions res­te­ront ce qu’ils sont, et ils ne sont jamais très loin — sur­tout si vous ne connais­sez votre Intime que depuis hier. Au delà du consen­te­ment, il s’agira tou­jours de confiance en son par­te­naire (après si deux jours vous suf­fisent…) et de don de soi. En somme, d’un “aban­don confiant, […] se don­ner comme objet pour être réins­tau­ré en sa liber­té de sujet.” (Jean-Noël Dumont, Le sens du plai­sir)

Et sans sen­ti­ment, qu’apporte un par­te­naire de plus qu’un sex­toy ani­mé ? Ne fait-il qu’assouvir notre “besoin” sexuel ? Ce “besoin” se trans­for­me­rait petit à petit en un véri­table besoin pri­maire asser­vis­sant. Or, faire satis­faire ce besoin réduit l’autre comme objet – à sa fonc­tion sex­toy (et en sou­la­ger l’autre nous réduit éga­le­ment comme simple objet – sex­toy). Ain­si, cette vision de l’acte qui serait stric­te­ment char­nel et pri­maire, ne per­met à aucun des deux d’être réins­tau­rés en leur liber­té de sujet.

 

Les chan­ge­ments régu­liers de par­te­naires sont-ils la méthode miracle vers le bon­heur ? Ils témoignent d’une apa­thie de sur­face à l’égard des êtres sen­sibles que nous sommes — réduits à des objets de consom­ma­tion, nour­rie par notre socié­té liber­taire et notre désen­ga­ge­ment. Réin­ves­tis­sons, si ce n’est déjà fait, un peu de temps, d’effort et de soin dans ce qui nous rend vrai­ment humains, cher­chons à offrir de l’amour plu­tôt que satis­faire des dési­rs dévorants.

 

Sophie

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