Éléonore n’avait jamais eu de chance au cours de son enfance. Tout du moins, c’est ce qu’elle pensait. Ses parents avaient pourtant tout fait pour son bonheur mais lorsqu’il devait arriver quelque chose, c’était inévitablement pour elle. Être choisie en dernière pour les équipes de foot ? Tomber dans une flaque d’eau sur le trottoir en allant à l’école ? Ne pas réussir à dormir avant un contrôle d’histoire-géo très important ? Il fallait que ça tombe sur Éléonore. Chaque petit problème de la vie semblait s’acharner sur elle.
Elle grandit et oublia peu à peu ces années d’école primaire et de collège. Intéressée par les sciences, elle se dirigea vers une licence de physique. Cette première année loin du domicile familial fut des plus rudes. La solitude lui pesait et, quand elle vit les affiches de casting pour le spectacle musical annuel de la fac, elle n’hésita pas une seconde.
Ce fut là qu’Éléonore rencontra Mathieu et Solène. Immédiatement, le courant passa entre eux. Solène était une chanteuse incroyable et avait tout pour réussir. Éléonore se demandait pourquoi une fille avec tant de talent ne se trouvait pas en école artistique. Elle pouvait chanter, jouer, danser et éclipsait ses camarades à chaque fois qu’elle montait sur scène. En ce qui concernait Mathieu, le troisième de leur trio, il apparut rapidement qu’il éprouvait un certain intérêt pour Éléonore. Celle-ci avait déjà eu un copain au collège, mais les garçons n’avaient jamais été sa principale préoccupation. Au fil des semaines, elle trouva pourtant en Mathieu son alter ego masculin. Ils aimaient les mêmes films, les mêmes musiques et avaient les mêmes habitudes. Chaque minuscule élément semblait être une preuve supplémentaire : ils étaient faits pour être ensemble. Elle qui avait toujours détesté les clichés des films romantiques, se trouvait plongée dedans.
Un jeudi soir de printemps, après la répétition, ils restèrent un peu plus longtemps. Ils parlèrent de cours, de théâtre, de musique. Ils s’embrassèrent.
Les premiers jours, Éléonore était sur un petit nuage. Le blues de la famille et de la maison s’évanouit peu à peu. Il fit place à la découverte d’un nouveau groupe d’amis, à l’habitude de la vie étudiante et, désormais, à Mathieu. Pourtant elle dut vite se rendre à l’évidence, quelque chose n’allait pas.
Il avait toujours envie d’être avec elle et de l’embrasser. Mais elle n’arrivait pas à lui rendre tout ce qu’il lui donnait. Il était pourtant parfait pour elle et elle l’adorait. Cela ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait pu voir dans Love Actually ou n’importe quel Disney. Était-elle insensible ? L’amour était-il un sentiment si fade et artificiel ?
Commença alors une période de doute et de questionnement. Solène l’écoutait toujours avec attention. Ses conseils étaient des plus réfléchis, elle n’aurait jamais pu trouver quelqu’un qui la comprenait autant. Elle lui disait de laisser passer le temps. Que ce n’était que le début de leur relation, que Mathieu était très amoureux, qu’elle allait le devenir aussi. Solène ne cessait pourtant de le répéter : si la situation lui pesait trop, elle devait en parler à son partenaire. C’était bien plus facile à conseiller qu’à faire. L’idée de blesser Mathieu lui était insupportable. Plus elle était distante avec lui, plus elle s’en voulait. Ce déséquilibre dans leur couple finirait inéluctablement par leur faire du mal à tous les deux.
Le samedi 17 mai à 23h37, un message de Mathieu retint son attention.
« Tu aurais vraiment dû venir ce soir à la soirée ! J’étais en train de débattre avec Seb, il me dit “Moi, je suis contre la démocratie !” (il est déjà bien bourré) et Solène arrive (elle a pas mal bu aussi), elle lui répond “Tu es surtout contre le fait d’être loin de moi” et ils se sont chopés ! Il paraît qu’ils sont ensemble depuis au moins deux semaines, t’imagines !? »
Oui, elle arrivait très bien à imaginer. Les cheveux noirs de Solène lui tombant légèrement dans les yeux, comme à chaque fois qu’elle buvait un peu. Ses joues rosies. Sa voix arrivant comme des caresses à ses oreilles. Ses lèvres qui avaient l’air si tendres. Ses yeux d’un marron intense, qui brillaient de mille feux dans la nuit comme en plein jour. Son cœur se serra. Elle ne put réussir à retenir les larmes qui montaient et finirent par inonder ses joues.
Éléonore n’avait jamais eu de chance au cours de son enfance. Tout du moins, c’est ce qu’elle pensait. Ses parents avaient pourtant tout fait pour son bonheur mais lorsqu’il devait arriver quelque chose, c’était toujours pour elle. Elle se rappelait parfaitement du jour où sa maman lui avait dit, dans la salle de bain, qu’il y avait parfois des filles qui aimaient des filles et des garçons qui aimaient des garçons. Sa petite voix intérieure lui avait alors susurré ces mots :
« À tous les coups, ça tombera sur toi. »
Bérénice Thomas