Imaginez un monde dans lequel, dans le souci de conserver le savoir consacré dans les écrits depuis l’aube de l’humanité, on a l’obligation de les recopier, quitte à renoncer pour cela à la production de tout nouvel écrit original… Un bien triste monde, aux yeux de la rédaction, qui a été touchée par cette nouvelle, remportant ainsi le 3e prix du concours.
Mais quelle idée de faire ça en pleine journée. Un dimanche certes. C’était sans compter sur le scribe solitaire qui a décidé de venir finir son manuscrit dans le silence de fin de semaine. Alors nous nous sommes cachés. Thomas est parti vers la géopolitique. Sarah se terre derrière le libéralisme. Moi, je suis contre la démocratie. Tout contre. J’ai l’étagère au creux des reins. Je me presse contre les couvertures, au risque de renverser le rayonnage et de me ramasser la démocratie en gros volumes.
J’inspire, je retiens, j’expire. Je répète. J’arrive à calmer le tremblement de ma jambe gauche. Mes nerfs semblent se détendre, mais la sueur qui coule doucement dans mon dos ne s’y trompe pas.
Je suis au fond d’une des allées de la bibliothèque. Devant moi à trois mètres, une palette entière de publications me fait écran. Ça me rassure d’avoir trouvé un abri. Ça m’inquiète de ne rien pouvoir voir venir. « Il faudrait déjà que tu regagnes ta vision ! » m’entends-je penser. Effectivement, lorsque l’obstiné du dimanche est venu s’installer, il a éclairé tous les néons de l’étage. C’est d’ailleurs ça qui nous a fait déguerpir, avant le son caoutchouteux de ses chaussures sur le sol. Résultat, des taches fluorescentes dansent sur Rousseau et Tocqueville. Cligner des yeux ne fait que renforcer leur mouvement. Je préférais l’obscurité du bâtiment muet. Nous sommes à sept mètres sous terre, pas un rai de soleil qui perce à cette distance, à rendre une taupe claustrophobe.
Des collections que j’ai visitées ces derniers mois, celle-ci est la plus protégée. Ici, vous ne trouverez pas de parquet grinçant, ou de poussière mordorée qui s’élève de pages jaunies. Pas plus que de clochard endormi parmi les bandes-dessinées, ou d’étudiante regardant distraitement au-dehors. Non, ici l’État a à cœur de préserver les livres de tout corps étranger. L’ambiance est plus proche du laboratoire pharmaceutique que des salles de lecture oxfordiennes. Un carrelage blanc s’étale sous mes pieds, filant sous les rayons. Le béton est resté apparent au mur. Le minimalisme n’a pas d’odeur. Surtout, j’entends maintenant distinctement la ventilation, grand flux d’air qui aseptise les ouvrages. Je frissonne. Nous sommes en janvier, dehors le goudron fume et les semelles rissolent sur le bitume, mais ici c’est l’hiver comme en 2010. Mes vêtements me collent à la peau. Je suis fiévreuse.
Tac, tac, tac, ding. Notre copiste importun s’est mis au travail. Le son métallique de la machine à écrire résonne dans la salle. J’ai dû moi aussi effectuer cette tâche, jusqu’à ce que je décide de m’en libérer. Cinq heures par semaine, chaque citoyen doit recopier un livre. Au début, j’ai apprécié cette lecture forcée. J’ai aimé taper chaque phrase, chaque mot, chaque lettre, les attacher à la page pour les voir se détacher sur fond blanc. Et puis la lassitude. À quoi bon retranscrire à l’infini les écrits passés. « Préservation du patrimoine culturel et de la connaissance scientifique » murmure à mon oreille le souvenir de mon père. Lorsque les nuages de données se sont évaporés, lorsque les ordinateurs n’ont plus voulu lire les dossiers que nous leur avions confiés, il n’est resté que le papier. Devenu un bien précieux, il a fallu le réguler. C’est pourquoi il a été décidé de le réserver à la transmission et l’échange des savoirs existants.
Mes yeux se sont maintenant habitués à la clarté crue des lieux. Ce n’est pas planquée entre la démocratie et la monarchie que je vais pouvoir faire mon office. Je reprends avec délicatesse les deux bouteilles que j’avais laissées glisser à terre, et je m’avance vers l’allée centrale. Je jette un œil, puis passe la tête, par-dessus l’empilement de livres salvateur. En dehors de la frappe de la machine à écrire pas un bruit. Si au bout de deux années j’ai haï ce son, je me surprends à l’aimer en cet instant : tant que je l’entends, le danger a mieux à faire que de me chercher. Je sors de mon refuge. Je frôle les rayonnages. Droits de l’homme, libertés, politiques des migrations, anarchisme, nationalisme, socialisme, libéralisme…
Soudain une main m’attrape le bras et me tire de mes explorations littéraires. Je me retrouve plaquée une nouvelle fois aux étagères, cette fois-ci contre mon gré. Je retiens un cri. Sarah me fait face, hilare :
– Tu verrais ta tête, pouffe-t-elle.
– C’est surtout toi qui aurais pu nous faire repérer.
– Tu n’y crois pas toi-même.
Sarah a raison, comme d’habitude, et je cache ma honte par mon énervement.
– Bon, tu as toujours les Molotov ? Je chuchote en essayant de détourner la conversation.
D’un signe de tête elle me désigne les munitions à ses pieds.
Nous passons à l’action. La lumière est toujours aussi éblouissante, adieu donc les signaux élaborés à la lampe de poche pour prévenir Thomas. Il faut tout de même l’alerter que nous ouvrons les hostilités. Autant faire simple, je hurle : « Au feu ! » Sarah me regarde interloquée. « Merci la discrétion ! » Je suis bonne pour un savon post-mission. Mais la mitraillette des touches s’est arrêtée, nous n’avons plus le temps pour les contestations. J’allume mon briquet et embrase la mèche imbibée. Je fais voler le cocktail par-dessus les armoires. Le flacon éclate plus loin, et des flammes s’élèvent. Nous courons vers la sortie, lançant nos projectiles incendiaires qui se brisent avec force, feu d’artifice d’éclats verriers. Je ne sens plus ni le froid, ni la chaleur, je détale en souriant. Un instant je me retourne tout de même. Un brasier emplie la pièce, dévore les volumes plus qu’il ne les lèche. Je peux goûter le parfum des cendres dans ma bouche.
Quand nous aurons brûlé tous les livres, nous écrirons les nôtres. Quand j’aurai brûlé toutes les histoires, j’écrirai la mienne.
Camille Perrin
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