Concours de nouvelles 2017 : « Brûlot »

Ima­gi­nez un monde dans lequel, dans le sou­ci de conser­ver le savoir consa­cré dans les écrits depuis l’aube de l’hu­ma­ni­té, on a l’o­bli­ga­tion de les reco­pier, quitte à renon­cer pour cela à la pro­duc­tion de tout nou­vel écrit ori­gi­nal… Un bien triste monde, aux yeux de la rédac­tion, qui a été tou­chée par cette nou­velle, rem­por­tant ain­si le 3e prix du concours.

Mais quelle idée de faire ça en pleine jour­née. Un dimanche certes. C’était sans comp­ter sur le scribe soli­taire qui a déci­dé de venir finir son manus­crit dans le silence de fin de semaine. Alors nous nous sommes cachés. Tho­mas est par­ti vers la géo­po­li­tique. Sarah se terre der­rière le libé­ra­lisme. Moi, je suis contre la démo­cra­tie. Tout contre. J’ai l’étagère au creux des reins. Je me presse contre les cou­ver­tures, au risque de ren­ver­ser le rayon­nage et de me ramas­ser la démo­cra­tie en gros volumes.

J’inspire, je retiens, j’expire. Je répète. J’arrive à cal­mer le trem­ble­ment de ma jambe gauche. Mes nerfs semblent se détendre, mais la sueur qui coule dou­ce­ment dans mon dos ne s’y trompe pas.

Je suis au fond d’une des allées de la biblio­thèque. Devant moi à trois mètres, une palette entière de publi­ca­tions me fait écran. Ça me ras­sure d’avoir trou­vé un abri. Ça m’inquiète de ne rien pou­voir voir venir. « Il fau­drait déjà que tu regagnes ta vision ! » m’entends-je pen­ser. Effec­ti­ve­ment, lorsque l’obstiné du dimanche est venu s’installer, il a éclai­ré tous les néons de l’étage. C’est d’ailleurs ça qui nous a fait déguer­pir, avant le son caou­tchou­teux de ses chaus­sures sur le sol. Résul­tat, des taches fluo­res­centes dansent sur Rous­seau et Toc­que­ville. Cli­gner des yeux ne fait que ren­for­cer leur mou­ve­ment. Je pré­fé­rais l’obscurité du bâti­ment muet. Nous sommes à sept mètres sous terre, pas un rai de soleil qui perce à cette dis­tance, à rendre une taupe claustrophobe.

Des col­lec­tions que j’ai visi­tées ces der­niers mois, celle-ci est la plus pro­té­gée. Ici, vous ne trou­ve­rez pas de par­quet grin­çant, ou de pous­sière mor­do­rée qui s’élève de pages jau­nies. Pas plus que de clo­chard endor­mi par­mi les bandes-des­si­nées, ou d’étudiante regar­dant dis­trai­te­ment au-dehors. Non, ici l’État a à cœur de pré­ser­ver les livres de tout corps étran­ger. L’ambiance est plus proche du labo­ra­toire phar­ma­ceu­tique que des salles de lec­ture oxfor­diennes. Un car­re­lage blanc s’étale sous mes pieds, filant sous les rayons. Le béton est res­té appa­rent au mur. Le mini­ma­lisme n’a pas d’odeur. Sur­tout, j’entends main­te­nant dis­tinc­te­ment la ven­ti­la­tion, grand flux d’air qui asep­tise les ouvrages. Je fris­sonne. Nous sommes en jan­vier, dehors le gou­dron fume et les semelles ris­solent sur le bitume, mais ici c’est l’hiver comme en 2010. Mes vête­ments me collent à la peau. Je suis fiévreuse.

Tac, tac, tac, ding. Notre copiste impor­tun s’est mis au tra­vail. Le son métal­lique de la machine à écrire résonne dans la salle. J’ai dû moi aus­si effec­tuer cette tâche, jusqu’à ce que je décide de m’en libé­rer. Cinq heures par semaine, chaque citoyen doit reco­pier un livre. Au début, j’ai appré­cié cette lec­ture for­cée. J’ai aimé taper chaque phrase, chaque mot, chaque lettre, les atta­cher à la page pour les voir se déta­cher sur fond blanc. Et puis la las­si­tude. À quoi bon retrans­crire à l’infini les écrits pas­sés. « Pré­ser­va­tion du patri­moine cultu­rel et de la connais­sance scien­ti­fique » mur­mure à mon oreille le sou­ve­nir de mon père. Lorsque les nuages de don­nées se sont éva­po­rés, lorsque les ordi­na­teurs n’ont plus vou­lu lire les dos­siers que nous leur avions confiés, il n’est res­té que le papier. Deve­nu un bien pré­cieux, il a fal­lu le régu­ler. C’est pour­quoi il a été déci­dé de le réser­ver à la trans­mis­sion et l’échange des savoirs existants.

Mes yeux se sont main­te­nant habi­tués à la clar­té crue des lieux. Ce n’est pas plan­quée entre la démo­cra­tie et la monar­chie que je vais pou­voir faire mon office. Je reprends avec déli­ca­tesse les deux bou­teilles que j’avais lais­sées glis­ser à terre, et je m’avance vers l’allée cen­trale. Je jette un œil, puis passe la tête, par-des­sus l’empilement de livres sal­va­teur. En dehors de la frappe de la machine à écrire pas un bruit. Si au bout de deux années j’ai haï ce son, je me sur­prends à l’aimer en cet ins­tant : tant que je l’entends, le dan­ger a mieux à faire que de me cher­cher. Je sors de mon refuge. Je frôle les rayon­nages. Droits de l’homme, liber­tés, poli­tiques des migra­tions, anar­chisme, natio­na­lisme, socia­lisme, libéralisme…

Sou­dain une main m’attrape le bras et me tire de mes explo­ra­tions lit­té­raires. Je me retrouve pla­quée une nou­velle fois aux éta­gères, cette fois-ci contre mon gré. Je retiens un cri. Sarah me fait face, hilare :

– Tu ver­rais ta tête, pouffe-t-elle.

– C’est sur­tout toi qui aurais pu nous faire repérer.

– Tu n’y crois pas toi-même.

Sarah a rai­son, comme d’habitude, et je cache ma honte par mon énervement.

– Bon, tu as tou­jours les Molo­tov ? Je chu­chote en essayant de détour­ner la conversation.

D’un signe de tête elle me désigne les muni­tions à ses pieds.

Nous pas­sons à l’action. La lumière est tou­jours aus­si éblouis­sante, adieu donc les signaux éla­bo­rés à la lampe de poche pour pré­ve­nir Tho­mas. Il faut tout de même l’alerter que nous ouvrons les hos­ti­li­tés. Autant faire simple, je hurle : « Au feu ! » Sarah me regarde inter­lo­quée. « Mer­ci la dis­cré­tion ! » Je suis bonne pour un savon post-mis­sion. Mais la mitraillette des touches s’est arrê­tée, nous n’avons plus le temps pour les contes­ta­tions. J’allume mon bri­quet et embrase la mèche imbi­bée. Je fais voler le cock­tail par-des­sus les armoires. Le fla­con éclate plus loin, et des flammes s’élèvent. Nous cou­rons vers la sor­tie, lan­çant nos pro­jec­tiles incen­diaires qui se brisent avec force, feu d’artifice d’éclats ver­riers. Je ne sens plus ni le froid, ni la cha­leur, je détale en sou­riant. Un ins­tant je me retourne tout de même. Un bra­sier emplie la pièce, dévore les volumes plus qu’il ne les lèche. Je peux goû­ter le par­fum des cendres dans ma bouche.

Quand nous aurons brû­lé tous les livres, nous écri­rons les nôtres. Quand j’aurai brû­lé toutes les his­toires, j’écrirai la mienne.

Camille Per­rin

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