Bienvenue en GE

Bon­jour jeune étu­diant ! Oui oui, toi ! Toi qui se cache der­rière le jour­nal que tu tiens entre tes mains (ou peut-être que tu lis sur un écran ? Wow ce que c’est beau la tech­no­lo­gie, de nos jours vous savez, on n’est plus sur­pris par rien…).

Bien­ve­nue en Ingé­nie­rie­land, je vais te par­ler d’un loin­tain pas­sé, celui où le monde croyait encore en l’i­déo­lo­gie du pro­grès, au mirage de la crois­sance verte, au décou­plage… mais si, tu vois bien de quoi je parle : tout pro­grès tech­nique est une avan­cée pour l’hu­ma­ni­té, les tech­no­lo­gies vont nous sau­ver, il suf­fit de plan­ter des éoliennes et des pan­neaux solaires, mettre des voi­tures élec­triques, des cap­teurs par­tout pour opti­mi­ser les consom­ma­tions, de l’IA pour pilo­ter tout ça, et hop : le tour est joué.

Hm. Mouai. Je suis… com­ment dire… scep­tique ? Pas cli­ma­tos­cep­tique non, mais tech­no-scep­tique… ou plu­tôt devrais-je dire tech­no­cri­tique, car c’est comme ça que s’ap­pellent les per­sonnes qui remettent en cause le para­digme tech­nique et dénoncent (entre autre) les effets rebonds, la non-neu­tra­li­té des tech­niques et le manque de prise de recul sur les techniques.

Ah je te vois venir ! “ouiii, les amiiish, la lampe huiiiile, la décrois­saaaance, on va vivre dans une grooootte” alors non. Je t’ar­rête tout de suite, être tech­no-cri­tique c’est exer­cer son esprit cri­tique, c’est prendre du recul sur les choses, c’est étu­dier l’his­toire des tech­niques, com­ment elles se sont créées, par qui, pour qui, dans quel contexte elles existent, quels sont les rap­ports de force en pré­sence, qui contrôle l’é­mer­gence, l’u­sage, la gou­ver­nance des tech­niques, … bref, c’est un vrai cou­rant de pen­sée qui s’ins­crit dans une réflexion de sou­te­na­bi­li­té, très proche des mou­ve­ments éco­lo­gistes, qui ne prend pas en compte comme indi­ca­teur unique le PIB, mais élar­gi le scope à la place qu’oc­cupent les tech­niques dans nos sociétés.
Ah, et au pas­sage, la décrois­sance ça peut être vrai­ment chouette, et en plus c’est néces­saire d’y pen­ser, et ensemble si on veut pas tom­ber dans des dic­ta­tures éco­lo­giques, la réces­sion, le ration­ne­ment, ou d’autres joyeu­se­tés. Y a un super bou­quin de Timo­thée Par­rique là-des­sus, “Ralen­tir ou Périr”, dis­po à la BMC, je conseille vivement !
Bon, ok. Mer­ci pour l’in­tro cynique, on avait com­pris dès le titre, on n’est pas dans un loin­tain pas­sé mais bien dans le pré­sent et on fonce tou­jours dans le mur sans remettre en cause nos modes de pen­sée et d’ac­tions, nos for­ma­tions d’in­gé, nos outils, nos visions des choses.
Aujourd’­hui, si j’é­cris, c’est que je veux vous par­ler de mon dépar­te­ment, car je suis en génie élec­trique à l’IN­SA Lyon, et com­ment il n’é­chappe pas à la “ver­di­sa­tion façon ingénieur”.

C’est quoi aujourd’­hui un ingé­nieur GE ?

Un ingé­nieur GE déjà c’est quel­qu’un qui est capable de sup­por­ter une charge de tra­vail immense avec des consignes floues et des infos contra­dic­toires. Il doit être capable de rendre son pro­jet en fai­sant bonne figure, en mon­trant qu’il a appris des trucs, quel que soit le prix à payer : anti-dépres­seurs, heures de som­meil, loi­sirs, associations, …
Atten­tion, n’al­lez pas me faire dire ce que je ne dis pas : les enseignant.e.s, les per­son­nels et la direc­tion sont des amours, et seront (pour la plu­part) tou­jours à l’é­coute des dif­fi­cul­tés, prêt.e.s à aider.

Mais cela ne suf­fit pas lors­qu’il n’y a aucun espace mis en place par le dépar­te­ment pour expri­mer les res­sen­tis, les dif­fi­cul­tés, faire remon­ter tout ça et créer un dia­logue pro­pice à l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de vie étu­diante, à la for­ma­tion et au futur métier que chaque étudiant.e exer­ce­ra. L’é­va­lua­tion des ensei­gne­ments est inexis­tante en GE, les moda­li­tés de contrôle de connais­sances (MCC) varient en fonc­tion de l’en­vie des profs et les retours sur nos ren­dus sont éga­le­ment qua­si inexis­tants, tout comme les notes qui vont avec d’ailleurs.

Bon, au final, on trouve toustes un stage dans une struc­ture qui nous plaît plus ou moins, on res­sort “com­pé­tent” et riches des expé­riences que l’on a eu, et le dépar­te­ment donne beau­coup de liber­té de ce point de vue là : on peut assez faci­le­ment deman­der des amé­na­ge­ments, césures, stages hors entre­prise, … bref, comme pré­ci­sé au début du para­graphe pré­cé­dent : très à l’é­coute des besoins des étudiant.e.s… mais dans un cadre où l’étudiant.e GE a un emploi du temps com­plè­te­ment satu­ré et du tra­vail per­son­nel très consé­quent, où est la place à la réflexion ? A la prise de recul ? A l’exer­cice de son esprit cri­tique ? A la construc­tion de son futur, son orien­ta­tion, son métier et sa place en tant qu’in­gé­nieur (ou non) là-dedans ? Com­ment est-il capable de pou­voir expo­ser ses besoins et ses dif­fi­cul­tés, les dis­cu­ter avec ses cama­rades, ses enseignant.e.s, sa direc­tion, les ancien.ne.s étudiant.e.s ?
Et s’il y a de plus en plus de demandes de césure et de stages “alter­na­tifs”, c’est jus­te­ment parce qu’il y a une crise du sens et un besoin de prendre le temps pour se poser des ques­tions, réflé­chir sur soi, le(s) futur(s), c’est quoi un ingé­nieur, et un ingé­nieur dans quel monde ? … ah. Ben tiens, en voi­là une bonne question !

C’est quoi un ingé­nieur GE dans un monde soutenable ?

Elec­tro­nique, Trai­te­ment du Signal, Auto­ma­tique Continue/Discret, Elec­tro­tech­nique, Tele­com­mu­ni­ca­tion, Cir­cuits Radio­fré­quences, Infor­ma­tique Industrielle, …
Tout ça, ce sont des matières de GE (j’ai pas pu tout mettre). A prio­ri, rien de choquant.
Effec­ti­ve­ment, dans une pers­pec­tive où l’in­gé­nieur est une boîte à outil ambu­lante, effi­cace, avec un regard sur le sys­tème glo­bal, ça marche du ton­nerre (c’est le cas de le dire) !
Mais dans un contexte où la pro­duc­tion est extrac­ti­viste, où l’é­co­no­mie est en crois­sance, où le pou­voir est inéga­le­ment répar­ti et contrô­lé, où les 10% les plus riches pol­luent pour 50% de la pla­nète… on peut se deman­der : a‑t-on vrai­ment envie de remettre les clés de “la tran­si­tion éner­gé­tique” aux mains des mêmes per­sonnes qui ont créé l’hy­per­loop qui nous emmène dans le mur en béton ?

Car non, les mines “res­pon­sables” c’est de l’en­fu­mage, et dans un monde où l’on fait une “tran­si­tion éner­gé­tique et numé­rique” aka l’élec­tri­fi­ca­tion de tout, les cap­teurs par­tout, l’in­dus­trie 4.0, le numé­rique par­tout, le pro­mo­tion des éner­gies renou­ve­lables… mais sans pro­jet de sobrié­té abso­lue (en consom­ma­tion d’éner­gie, de matières pre­mières, d’eau, …) et sans remise en ques­tion de notre rap­port au monde, à la nature, à ce que l’on appelle “res­sources”, au vivant, au non-vivant, aux “autres nations” alors c’est juste une oppres­sion de plus contre les popu­la­tions au ser­vice du capi­ta­lisme et du néo-libé­ra­lisme, et non pas au ser­vice de “l’Homme”. D’ailleurs, que signi­fie encore “pro­grès” dans un monde où chaque pro­duit a néces­si­té d’ex­traire plu­sieurs matières, dans des condi­tions désas­treuses pour beau­coup, voya­gé par­tout et rava­gé des éco­sys­tèmes, dis­ten­dus des popu­la­tions entières ?

Pro­grès humain, social, éco­lo­gique, oui, mais pour qui ? Avec qui ? Com­ment ? Est-ce un pro­grès soutenable ?

Alors non, aujourd’­hui, l’in­gé­nieur GE n’est pas sou­te­nable, déso­lé de vous dire que la plu­part des métiers vont dis­pa­raître de gré ou de force avec les contraintes sociales et éco­lo­giques qui pressent sur l’in­gé­nie­rie. Il faut apprendre à pen­ser en contexte, à exer­cer son esprit cri­tique, à prendre conscience de ses res­pon­sa­bi­li­tés, à pen­ser glo­bal et agir local, à ques­tion­ner les besoins, à (ne pas ?) faire (mieux ?) avec moins, et là, on pour­ra res­sor­tir nos outils tech­niques réap­pro­priables, par­ta­geables, contrô­lables, au ser­vice de causes que l’on veut soli­daires, enga­gées et soutenables.

Ano­nyme

Res­sources :
— l’ar­ticle de Wiki­pe­dia, Tech­no­cri­tique https://fr.wikipedia.org/wiki/Technocritique
— le livre de Timo­thée Par­rique, Ralen­tir ou Périr https://www.seuil.com/ouvrage/ralentir- ou-per­ir-timo­thee-par­ri­que/9782021508093
— la conf-dis­cus­sion pen­dant la SDAD, ven­dre­di 24 février de F. Jar­rige qui étu­die l’his­toire des tech­niques https://mailchi.mp/ef03c09e526d/semaine-des-alternatives-durables- 2023
— le site de Sys­tExt sur les contro­verses minières https://www.systext.org/

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