C’est la coupe du monde ! La coupe est pleine comme on dit : corruption à tout va, scandales en coulisses, au moins 6500 ouvriers estimés morts sur les chantiers dans des conditions de travail quasi-escalavagistes… Pour autant, le boycott a plusieurs angles morts, et si dans certains cas il représente une saine indignation, dans d’autres, il ressemble à de la pure hypocrisie.
Alors, ça vous tente ou pas ? D’habitude la question se pose très peu : ça arrive tous les quatre ans alors on regarde gentiment et on sort les drapeaux ! Mais là il y a comme un arrière-goût d’obscénité. Si encore on ne savait pas, ce n’est pas un souci, on peut toujours faire semblant, mais avec toutes les enquêtes, rapports et reportages, la posture de l’autruche est difficile. D’autres raisons sont invoquées aussi : l’impact écologique des stades climatisés ou encore la culture du foot inexistante au Qatar. Plusieurs journaux titrent « coupe du monde de la honte ». Toutefois la stratégie du boycott est-elle appropriée ou un peu facile, voire hypocrite ? Peut-elle être efficace ou doit-on envisager d’autres façons de contester ? Mais avant d’enfiler le bleu de travail, commençons déjà par présenter l’accusé : le Qatar, qu’est-ce que c’est ?
Une « success story » à l’occidentale
Passé d’un minuscule pays totalement méconnu après la fin du protectorat britannique, peuplé en grande partie par des familles de bédouins, à une puissance financière, énergétique et diplomatique incontournable dans le paysage mondial, le Qatar a de quoi être fier ! Il a balayé toutes les étapes classiques du développement à l’occidentale mais en quelques décennies seulement : exploitation à fond des énergies fossiles – 3ème plus grande réserve de gaz au monde après la Russie et l’Algérie – ; développement frénétique et longue période de croissance à deux chiffres ; jeux d’influence pour échapper aux vélléité des voisins, en l’occurrence l’Arabie Saoudite et l’Iran par lesquels il est pris en tenaille ; des gratte-ciel qui poussent comme des champignons dont 30 entre 2003 et 2008 ; importation en masse de main d’œuvre étrangère ; constitution progressive d’un Etat providence encore plus « social » que la plupart des démocraties européennes : pour les citoyens qataris dont le nombre est autour de 300 000, l’éducation et la santé sont gratuites ainsi que la plupart des services publics, pas d’obligation de travailler, revenus garantis, et une grande majorité de fonctionnaires !
On peut se demander alors pourquoi grand nombre de ces pays occidentaux pointent le Qatar comme un « suspect » dans le camp des puissants. Certes, il y a bien des cheveux dans la soupe : le pays prône un islam trop conservateur et est régulièrement accusé de financer des groupes islamistes. De surcroît les conditions de travail y sont particulièrement atroces : outre le nombre incroyable des accidents, les températures extrêmes, l’interdiction de se syndiquer, des ghettos insalubres… les travailleurs sont soumis au bon vouloir de leur « parrain » via le système de la Kafala, aboli depuis 2016 mais qui existe toujours en pratique (1), et ne peuvent quitter le territoire sans son accord. Mais ces différences sont-elles si criantes que ça ? Le développement matériel débridé implique forcément d’exploiter violemment des populations entières et les pays occidentaux sont bien placés pour le savoir avec le couple esclavage-colonisation, grand catalyseur de la croissance capitaliste en Europe. L’histoire nous apprend aussi que le rigorisme religieux tient peu en général face à ce «développement». Dans quelques décennies de plus — le temps qu’une nouvelle génération prenne la relève — le Qatar sera probablement un pays progressiste comme un autre, et tout ira mieux dans le pire des mondes.
Indignations sélectives
Si on se rappelle tout ça, l’attribution de la coupe du monde au Qatar est-elle vraiment plus scandaleuse qu’une attribution à plein d’autres états ? Soit pas mal d’états dits « développés » puisque, en réalité, combien peuvent prétendre avoir les mains propres ? Quid de la Russie qui en 2018 s’était déjà illustrée par ses attaques en Crimée ? Quid de la Chine, hôte des JO de 2008, et qui occasionne un traitement similaire aux Ouïghours ? Quid des Etats-Unis, hôtes de la CDM 2026 et champions mondiaux en foutage de bordel au Moyen-Orient ? Par ailleurs, le bilan écologique de cette coupe organisée dans trois pays à la fois – US, Mexique et Canada — risque d’être beaucoup plus élevé rien qu’avec les déplacements sur place !
Ensuite quand on voit l’intrication permanente entre les intérêts du Qatar et les intérêts de plusieurs puissances dont la France en première place, discuter d’un boycott institutionnel ne va pas sans poser plein de questions de cohérence :
Peut-on boycotter le Qatar sans boycotter tous les matchs du Paris-Saint-Germain ? Filiale en plein Paris du soft power Qatari et grande source de revenus et de reconnaissance pour l’émirat ?
Peut-on boycotter le Qatar sans boycotter une grande partie de nos besoins énergétiques ? Ce n’est certainement pas ce que l’Europe s’apprête à faire avec la crise qui arrive…
Peut-on boycotter le Qatar sans boycotter tous les pays du golf qui proposent les mêmes conditions de travail ? Et les contrats juteux d’entreprises de construction occidentales telles que Vinci qui tirent allègrement profit d’une telle situation pour amoindrir leurs coûts ?
Enfin, peut-on boycotter le Qatar sans boycotter la FIFA qui empochera des milliards grâce à la compétition, qui est régulièrement accusée de corruption dans cette affaire et dont les cahiers des charges sont directement responsables du gros impact écologique de la compétition ?
Cette rapide démonstration de comptoir ne vise pas à repousser l’idée en bloc, parce que l’indignation est toujours préférable à l’indifférence. Mais simplement à dire ceci : si boycott il doit y avoir, celui-ci doit être total et conséquent. Sinon, on peut assimiler cela à de l’indignation sélective.
Que faire alors ?
Amnesty International, une des premières organisations à creuser le scandale des travailleurs du Qatar a la posture suivante : on sonne l’alerte sans pour autant appeler au boycott. De fait, cette alerte a été très utile puisque le Qatar a déjà en partie cédé aux pressions en abolissant sur le papier le système de la Kafala par exemple. Les ONG réclament aussi un fonds d’indemnisation des victimes. Une grosse pression peut s’exercer sur la FIFA de l’autre côté pour la pousser à reverser une part de ses bénéfices aux familles des victimes, voire à tous les travailleurs des chantiers. Sans boycotter aussi, on peut légitimement attendre de tout l’écosystème impliqué : équipes, stars, entraîneurs, sponsors… d’être des vecteurs d’alerte et de propositions au lieu de balancer des formules inintelligentes et historiquement fausses comme la fameuse « pas de politique ici ».
Finalement, le spectateur n’est peut-être pas le point central de cette affaire. Il est très peu probable que cette coupe soit un flop, et ce qui importe n’est pas qu’elle réussisse ou pas – puisque le mal est fait – mais de conscientiser les problèmes, d’associer au spectacle populaire du foot des signifiants politiques très forts. Pour ma part, je regarderai cette coupe du monde en espérant voir du chaos ressortir : des banderoles, des coups d’éclat, voir la médiocrité au grand jour de cette péninsule qui donne une terrible image du monde arabe et qui découvre le prix de ses ambitions, avec ses supporters soudoyés et ses paradis artificiels, mais aussi voir de pures larmes de joie, et — qui sait — des éclats d’authenticité bédouine perdues quelque part entre les murs de béton…
Enfin, vive le Maroc !
P.S : cet article a été finalisé un jour avant le coup d’envoi de la coupe du monde.
Ayman
(1) : Voir l’article du Monde Diplomatique en accès libre : Au Qatar, la « Kafala » pèse toujours. https://www.monde-diplomatique.fr/mav/156/BELKAID/58115
Peut-on écrire un article avec une rhétorique tordue et une empathie médiocre ? Je crois que la question est vite répondue…
P‑S : L’article est néanmoins bien écrit ce qui renforce le côté foutage de gueule immense ^^
Bonjour,
Je t’invite à expliciter ce qui te semble tordu dans l’argumentation ! Quant à l’empathie, si c’est ce qui devait exclusivement orienter nos choix, alors on ferait mieux de se tirer immédiatement du monde tel qu’il est (capitaliste)… mais c’est vite compliqué. C’est très personnel comme remarque aussi, alors que tu ne me connais probablement pas 😉
C’est dommage d’ailleurs parce que l’article ne défend ni le Qatar ni ne repousse entièrement l’idée du boycott. Je demande juste de la cohérence aux personnes qui y appellent (surtout si ils/elles ont déjà regardé sans problème en 2018 et comptent le faire en 2026 !), et surtout quand ils/elles sont des acteurs publics ! Bref, je suis sûr qu’on serait d’accord au fond.
Amicalement