S’engager, cela implique de donner du temps pour autre chose que soi. L’égoïsme, c’est penser d’abord à soi. Il semble alors d’emblée y avoir une contradiction entre ces deux modes d’existence, mais est-elle pour autant insurmontable ? Peut-on s’engager en étant égoïste ?
Bien sûr, une des façons de dépasser le problème est de dire que chacun peut s’engager pour les causes qui le touchent directement. Après tout, à chacun ses misères : que les riverains s’engagent contre cette usine de traitement qui les indispose ; que les salariés s’engagent contre ce « plan social » qui les met au carreau ; que les étudiants s’engagent contre la précarité étudiante, et si tout le monde fait ça partout, tout ira bien ! Mais on voit vite l’étroitesse d’un tel schéma libéral de l’engagement : un pauvre déjà engagé dans sa propre survie peut difficilement s’engager contre la pauvreté, pourtant, il faut bien que des gens s’en mêlent ! Il faut bien aussi que des gens se mêlent de lutter contre le réchauffement climatique, pourtant, il n’y a presque pas d’utilité personnelle à le faire, puisque c’est un problème à la fois global et mal défini dans le temps. Enfin, que faire des intérêts divergents ? Des militants associatifs qui s’engagent pour faire héberger un SDF dans un logement vacant n’ont pas intérêt à ce que le rentier en face s’engage pour conserver le sien. De cette réflexion rapide, on voit bien que la solution pour lier égoïsme et engagement ne peut résider dans la mise en avant d’un engagement égoïste, parce que si celui-ci peut faire avancer des causes locales et directes, il ne peut rien contre les crises gargantuesques qui menacent le monde qui nous entoure.
Pourtant, on ne peut pas non plus affirmer que les personnes véritablement engagées, c’est-à-dire capables de donner du temps pour des causes qui ne les touchent pas de prime abord, soient exemptes d’égoïsme, au moins au sens noble du terme : rechercher d’abord son propre bonheur. Nous sommes tous et toutes ainsi, non ? Or toute la différence réside dans l’ambivalence du mot « bonheur » : qui peut prétendre que le bonheur serait simplement de profiter et de se taire ? Qu’est-ce qu’on appelle d’ailleurs « profiter » ? Notre bonheur est-il hermétique à l’environnement qui nous entoure ? Hélas, telle est l’idéologie véhiculée par notre époque : pour être heureux, il faut se retourner entièrement sur soi, mener sa routine dans un monde hostile, affronter l’adversité, calculer ses choix, en bref, se construire une bulle qu’on paramètre soigneusement, par soi et pour soi, avec le bon décor, le bon parfum, une bulle qui porte notre nom, et qui parfois même se réjouit sournoisement de la crevaison des autres.
Entre développement personnel et impersonnel
Certes, tout ça a du sens : le « développement personnel » est une clé indispensable au bonheur, car nul ne peut y aspirer sans prendre le temps de s’ordonner de l’intérieur et se rendre capitaine de sa vie, mais après ? Qu’en est-il du développement impersonnel ? Je me permets ce néologisme pour désigner tout ce qui élargit notre compréhension du monde, notre pouvoir d’agir, notre paix intérieure, sans pour autant être porté sur soi. Dans l’abondante littérature des citations sur le bonheur, on peut retrouver celle-ci, signée Diderot « l’homme le plus heureux est celui qui fait le bonheur d’un plus grand nombre d’autres. » Cela trouve écho dans notre évolution même, qui fait de nous une espèce beaucoup plus encline à l’empathie et l’entraide que les autres, non pas comme attitude intéressée et calculée à l’avance, mais comme un réflexe évolutif et éthique inhérent dont on ne se rend compte des bénéfices qu’après l’avoir fait ! Cela trouve écho aussi dans de nombreuses traditions spirituelles qui postulent une unité fondamentale du Monde : la séparation qu’opère donc l’homme vis-à-vis de son environnement en le posant comme totalement extérieur, en mettant en avant son égo, serait source de déséquilibre à long terme, tandis que l’effort de connexion à la nature et à autrui, au contraire, installe une paix durable dans l’être comme composante inextricable d’un tout.
L’engagement comme vecteur de sens
Une autre citation éclairante, signée Gandhi : « le bonheur, c’est lorsque vos actes sont en accord avec vos paroles ». N’est-ce pas une autre définition de l’engagement ? L’effort continu d’aligner ses actes avec ses idées ? Si ce dernier éloigne de quelques joyeusetés corporelles, il prépare une joie durable de l’esprit, dans le processus même de donner un sens à son existence, de l’attacher à des convictions, de comprendre les évolutions désirables du monde et d’y trouver sa place. L’être humain a un besoin fondamental de cohérence installé jusque dans les tréfonds de notre cerveau : notre cortex cingulaire nous alerte quand notre environnement n’a plus de sens décelable, auquel cas la tête cogne fort, entre anxiété permanente, angoisse, et parfois l’addiction comme seule échappatoire.
Bref, si l’engagement ne peut être égoïste, l’égoïsme peut être engagé, en se hissant à des définitions moins égocentrées et en conscientisant ce fait absolument capital : l’épanouissement de soi implique aussi parfois de penser à autre chose que soi. On parle souvent de ceux qui étouffent sous le poids des engagements sacrificiels, mais qui parlera de ces êtres étouffés dans leur propre personne, l’ayant habitée avec une telle véhémence qu’ils se retrouvent incapables de voir au-delà ?
Ayman