Laurent poussa un soupir agacé. La journée avait pourtant bien commencé, à l’ombre d’un soleil d’avril ; le printemps commençait à se déployer dans les arbres et sur les visages, la vie suivait son cours. Le curé d’une paroisse dévouée ne pouvait rien souhaiter de plus dans sa prière du matin. Même s’il avait essayé de refouler cette pensée indigne du moment pieux, Laurent n’avait pu s’empêcher de remarquer que la journée ne serait parfaite que s’il pouvait éviter de croiser le chemin de son voisin. Oh, Pierre était un catholique irréprochable, toujours présent au premier rang de la messe du dimanche ; premier arrivé, dernier sorti ; il donnait toujours ce qu’il fallait à la quête, suffisamment pour bien se faire voir, mais jamais trop comme ceux qui avaient quelque chose à se reprocher. Il faisait même de grandes réserves de fruits grâce au verger de son jardin, et les distribuait chaque semaine gratuitement au marché, pour le plus grand bonheur des enfants et des plus démunis.
Mais cela ne l’empêchait pas, bien au contraire, d’être un voisin parfaitement insupportable et de pousser la patience de son curé jusqu’à ses limites. Chaque matin, Pierre le hélait depuis le pas de sa porte, prétextait quelque chose d’important et l’invitait chez lui. Laurent n’échappait jamais aux pâtes de fruits faites maison, à la tasse de thé et autres gestes prévenants qui rendaient la visite d’autant plus difficile à esquiver.
Laurent avait bien tout essayé pendant plusieurs mois, le lever une heure plus tôt, une heure plus tard, une bonne excuse, un « appel » soudain, mais rien n’y avait fait. Son bougre de voisin avait réussi à déjouer chacun de ses subterfuges, peu dignes de son sacerdoce. Si le but de l’invitation avait été purement mondain, Laurent aurait encore pu trouver moyen de s’y soustraire ; mais puisque Pierre commençait toujours ces entrevues par confesser ses péchés de la veille, le brave curé se forçait à répéter ce cirque alors même qu’il était à bout.
Chaque matin, Laurent passait donc une bonne demi-heure à écouter les auto-flagellations verbales de son voisin pour des soi-disant péchés qui n’excédaient jamais une pensée « adultère » – Pierre était célibataire -, un feu orange grillé, un vague manque de respect à un collègue ou un tour à vélo sans casque. Laurent gardait une mine grave, comme si cette confession matinale était l’événement le plus important de sa journée, et concluait invariablement l’entretien par une absolution accompagnée d’un nombre variable d’actes de contrition. Les premières fois, il avait bien essayé de montrer son désintérêt en répétant chaque jour la même conclusion mot pour mot, mais son hôte n’ayant pas manqué de le lui faire remarquer, Laurent s’était résigné à jouer le jeu.
Comme si l’arrivée de son voisin envahissant n’avait pas suffi, une vague de déménagements subits décimait le noyau dur de sa paroisse depuis deux ans. Les gens avaient commencé à partir en même temps que Pierre était arrivé ; mais ce dernier avait beau être invivable, il ne pouvait pas non plus être seul responsable de tous ces départs. A ce jour, Laurent tentait encore de percer le mystère : ses sermons étaient-ils devenus aussi ennuyeux que le village ? Les nombreuses affaires d’adultère qu’il entendait chaque semaine avaient-elles éclaté au grand jour ? Tout cela lui paraissait peu probable. Tant que de nouveaux arrivants remplaçaient les anciens, il essayait de ne pas trop se formaliser de cette affaire.Mais cela ne l’empêchait pas de se poser la question : avait-il vraiment envie de rester ici jusqu’à la fin de sa vie ?
Relevant la tête de ses ruminations, Laurent eut un sursaut en voyant passer une ombre fugace sur le visage de Pierre. Non pas que ce dernier poussât le vice de la vertu au point de sourire aussi souvent qu’un de ces masques de théâtre de la Grèce Antique ; mais cette ombre-là n’était pas de celles qu’on aime voir sur la face de son voisin. Elle recelait une profondeur qui fit frissonner le pauvre curé, prisonnier de la bienfaisance de son hôte. Elle inspira à Laurent ses premières paroles de réelle sollicitude pour le seul de ses paroissiens qu’il ne tutoyait pas. Il n’avait jamais voulu prendre le risque d’instiller une once de familiarité dans une relation qu’il ne tolérait que par devoir, eût-il prêté serment d’aimer son prochain comme lui-même ; il se consolait en pensant que s’il avait échangé son Pierre avec le Christ, celui-ci n’aurait peut-être pas tenu le même discours.
- Dites, vous n’avez pas l’air d’être dans votre assiette aujourd’hui, lança Laurent en guise
d’amorce.
Regrettant d’avoir engagé la conversation, il se retrancha derrière sa tasse de thé.
- A vrai dire, mon Père, hier j’ai… écrasé un chat sur la route. Je me suis arrêté, mais j’ai
eu trop honte de moi et je suis reparti sans même l’enlever de la route.
Laurent haussa un sourcil, mais comme il voulait en finir le plus vite possible, il offrit l’absolution et recommanda vingt prières en guise de pénitence. Déstabilisé et presque ému par le silence catatonique de son tourmenteur qui ne pouvait d’habitude pas s’arrêter de parler, il tenta maladroitement de combler le vide :
- Et avec ça, ce sera tout ?
Voyant Pierre relever vivement la tête avec une lueur étrange dans les yeux, Laurent se tapa intérieurement sur les doigts. Pour qui se prenait-il ? Il était curé, pas boulanger !
- Eh bien, j’avoue que je suis soulagé que vous me le demandiez parce que je n’osais pas vous en parler. Hier, dans votre sermon, vous avez parlé de la fille Longchamp qui disait avoir été agressée… euh, de manière pas très catholique, et qui a déménagé avec sa famille avant même de dénoncer son agresseur. Eh bien…
- Quoi, vous l’avez vu ? Vous savez qui est l’agresseur ?
- A vrai dire… Euh… J’ai invité les Longchamp à rester chez moi le temps que ça se tasse.
Le curé de nouveau surpris essaya de tendre l’oreille mais ne perçut aucun bruit venant de l’étage.
- Vraiment ! Et vous en avez d’autres, des révélations comme ça ?
- Eh bien… A vrai dire, ce pauvre chat… Je l’ai vu venir de loin, mais je n’ai pas freiné. J’ai même accéléré.
Honteusement ravi de trouver des faiblesses à son voisin et d’entendre des péchés autres qu’avoir marché sur une pelouse interdite, le curé hochait la tête en signe d’assentiment. Se sentant encouragé, Pierre continua :
- Et quand j’ai senti ma voiture rouler dessus, le temps d’un soubresaut, j’ai… j’ai eu une érection. Ça m’a excité !
Laurent était aux anges et murmurait des « très bien, très bien » d’approbation.
- Et si la fille Longchamp ne se souvient de rien, c’est parce que j’ai pris soin de la droguer !
Le hochement de tête s’arrêta aussi soudainement que le cœur d’une jeune fille qui voit passer sa popstar préférée dans la rue. Voyant le malaise dégouliner sur le visage du prêtre, qui essayait de se lever discrètement, Pierre se dressa d’un bond et enchaîna :
- Mon Père, j’ai une dernière chose à vous demander avant de terminer ma confession. Quel est votre fruit préféré ?
- Mon fruit… euh, la pomme ? répondit-il en cherchant la porte de ses yeux affolés.
Pierre s’approcha alors du curé tétanisé, s’arrêta à côté de lui et murmura dans le creux de son oreille :
- Aujourd’hui, j’ai tué un homme.
Le soir même, Pierre contemplait son jardin avec un sourire en coin plein de fierté, appuyé sur sa pelle. Il regardait les branches d’un petit pommier s’agiter doucement, lorsqu’il lança aux trente-six personnes de son public :
- Trois minutes !
Puis il fixa sa montre. Trois minutes et dix-sept secondes plus tard, le pommier cessa de bouger. Le plaisir d’ajouter une autre pièce à sa collection de maintenant trente-sept arbres fruitiers était à peine entamé par ces dix-sept secondes de trop. « Bah », pensa-t-il dans un haussement d’épaules, « sa foi lui aura accordé dix-sept secondes de plus. Comme aurait dit l’autre : errare humanum est, perseve… Zut, j’ai oublié la suite. »
Yohan MEYER