Concours de nouvelles 2021 : « Vous désirez ? »

- Et avec ça, ce sera tout ?
Bas­tien bourdonne.
— Voi­ci votre monnaie !
— Et avec ça ?
Der­rière le comp­toir, les mains de Bas­tien papillonnent. 
— Cinq euros et vingt-sept cen­times, s’il vous plaît.
— Ce sera tout ?
Le sou­rire de Bas­tien se tourne vers la clo­chette de l’en­trée qui carillonne.
— Bon­jour ! Vous désirez ?
— Sui­vant, s’il vous plaît !
— Et avec ça, ce sera tout ?
Une cliente de Bas­tien lui tend sa carte de fidé­li­té ; il la tamponne.
— Bonne soi­rée, au revoir !
— Comme d’habitude ?
Claire, enjouée, la voix de Bas­tien résonne. Dimanche matin : les vien­noi­se­ries partent comme des petits pains !

La Bou­lang’­heu­reuse est un com­merce flo­ris­sant. Dans le quar­tier, cha­cun connaît ses vitrines brillantes, son com­mis sou­riant et ses par­fums qui vous pétrissent le cœur dès le lever du soleil. La mie y est tou­jours tendre, la croûte cra­quante et les gens radieux. Ces dix der­nières années, aucun concur­rent n’a eu l’au­dace de poin­ter le bout de son nez dans les parages — et pour cause !

Un same­di de brioche aux pra­lines, Ané­mone entre dans la Bou­lang’­heu­reuse. Elle voulait
quatre petits pains, mais se laisse ten­ter sans dif­fi­cul­té par les éclats rosés plan­tés dans la pâtis­se­rie qui trône der­rière la vitrine. Ses yeux brillent, Bas­tien bafouille. Il se trompe en lui ren­dant la mon­naie, tout occu­pé qu’il est à admi­rer la peau fine de ses poi­gnets. Elle se trompe aus­si : elle répond “mer­ci, vous aus­si !” quand il lui sou­haite un bon appé­tit. Elle repart avec quatre petits pains, une belle brioche aux pra­lines, deux crois­sants et une fou­gasse offerte par la mai­son, mais sans le numé­ro de Bastien.

Les jours passent. La pâte à pain ne lève plus comme avant, les crois­sants ont un goût différent.

- Et ce sera ça, avec tout ?
Les sinus de Bas­tien zonzonnent.
— Je garde votre monnaie !
— Et ça, avec ?
Der­rière le comp­toir, les mains de Bas­tien polissonnent.
— Cinq cent vingt-sept cen­times d’eu­ro, s’il vous plaît.
— Tout ça sera ?
À chaque coup de clo­chette, le sou­rire de Bas­tien s’embrouillonne.
— Bon­jour ! Vous me désirez ?
— Sui­vez, s’il vous plant !
— Et sans ça, ce sera tout ?
Une cliente de Bas­tien lui tend sa carte de fidé­li­té ; mais c’est sa main qu’il tamponne.
— Bon revoir, et soirée !
— Comme d’hébétude ?
Ni claire, ni enjouée, la voix de Bas­tien bou­gonne. En ce dimanche matin, les petits pains partent comme des viennoiseries.

Et puis le mer­cre­di sui­vant, Ané­mone revient.

Elle l’in­vite. Il vient avec les crois­sants ; elle les mange en les débal­lant et lui croque dedans. Ils dévorent des molaires et du regard. La fois sui­vante, il l’in­vite, mais c’est quand même lui qui amène les crois­sants. Elle vient avec un thé fleu­ri ; le breu­vage se marie bien avec les vien­noi­se­ries. Bas­tien, lui, se marie­rait bien avec Anémone.

Au bout d’un jour ils s’aiment un peu, le len­de­main un peu beau­coup. Une semaine, et c’est
pas­sion­né­ment. Un mois : à la folie.
Le pas du tout ne se montre pas du tout.

Quand ils se baladent près du lac, Bas­tien et Ané­mone lancent des mor­ceaux de pain aux canards. Mais jamais trop : un bon pain comme ça, impos­sible de ne pas en gar­der pour soi !

Et puis…
Un matin, Ané­mone ne garde pas son crois­sant. Sur le moment, ni Bas­tien ni elle ne s’en formalisent.
Et puis…
Les semaines s’é­coulent et Ané­mone s’é­tiole. Ses poi­gnets se font plus frêles, ses veines plus bleues. Ses joues plus creuses. Pour­tant, Ané­mone avale de bon cœur vien­noi­se­ries, petits pains, fou­gasses et brioches que Bas­tien sau­poudre tou­jours d’un zeste de tendresse.
Le front de Bas­tien se creuse aus­si. Ses sour­cils penchent vers ses pau­pières, par­fois, sou­vent, tout le temps…

Et puis…
Bas­tien délaisse la Bou­lang’­heu­reuse. Un nou­veau com­merce a vu le jour, juste en face : la Mie Molle.
Pâtis­se­ries sur­ge­lées, pud­ding écœu­rant, effluves industrielles.
Les clients pré­fèrent le pain de Bastien.
Mais la Mie Molle est ouverte, elle, et il faut bien rem­plir les assiettes. Une épi­dé­mie de grise  mine s’ins­talle dans le quartier.
Bas­tien s’en fiche : il a mieux à faire. Il caresse les joues dia­phanes d’A­né­mone. Il l’emmène voir un méde­cin, puis un deuxième. Exa­mens. En atten­dant les résul­tats, Ané­mone se fane encore ; elle se prostre, se plie sur son centre douloureux.

Et puis…
Les résul­tats tombent le len­de­main d’un dimanche de brioche au chocolat.

- Ne pleure pas, ma ché­rie. Je te pro­mets d’apprendre à faire du pain sans gluten.

Lucie CLEMENCEAU

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