Concours de nouvelles 2021 : « Un rêve automnal »

Il m’avait dit qu’on se retrou­ve­rait près du grand por­tail du cime­tière, celui juste au bout de ma rue. Quelques jours plus tôt, j’avais mon­tré des signes de fai­blesse. Je m’étais ter­rée dans un silence de mort, Morte était ma joie de vivre, mortes étaient mes ambi­tions. Alors, oui, à ce moment-là, j’avais besoin de par­ler à quelqu’un. Je savais qu’il était la bonne per­sonne pour cela, car un amour indes­crip­tible nous avait déjà unis par le pas­sé, un amour tou­jours en fili­grane, pla­nant, vol­ti­geant au-des­sus des mots et des actes.

Il y avait un vieil homme au crâne dégar­ni qui se pro­me­nait d’allée en allée, cher­chant la tombe qu’il était venu hono­rer. Comme si l’automne avait balayé avec les feuilles des arbres toute la mémoire des morts. Alors je pen­sai : « Il se pas­se­rait quoi, si on oubliait les morts ? Est-ce qu’on serait plus heu­reux ? ». Tout compte fait, je pense qu’on aurait plus de temps pour pen­ser à ses propres problèmes.

- Dur len­de­main de soi­rée ? scan­da une voix fri­vole der­rière mon épaule.

Il était cam­pé sur ses deux pieds, les mains dans les poches et des poches sous les yeux. Le Soleil, pour être appré­cié à sa juste valeur, avait choi­si de se reflé­ter sur sa peau. Des volutes de musc blanc se déga­geaient de son cou quand je m’approchai pour l’embrasser. Le vieillard s’était arrê­té net pour contem­pler d’un œil curieux une plaque presque aus­si vieille que lui.

- Je ne sais pas trop ce qui est le plus dur, entre la soi­rée et son len­de­main, tu sais. Après tout, ils se confondent au bout d’un moment, répliquai-je.

Ses yeux sui­virent la tra­jec­toire per­due des miens. Un sou­pir. De soulagement ?

- C’est la conti­nui­té qui fait le tout. Ima­gine ne vivre qu’un jour. Tu ferais quoi, toi ?

J’oubliai que j’étais avec lui dans ce cime­tière, plan­tée là comme un pan­tin désar­ti­cu­lé. J’oubliai que ma vie ne sem­blait tenir qu’à un fil, qu’aucun funam­bule n’avait plus le cou­rage de s’y aven­tu­rer, moi y com­pris. Mes pen­sées s’étaient orga­ni­sées en silence, sans me pré­ve­nir. J’avais com­pris que j’aurais aimé être quelqu’un d’autre.

J’ai cru si fort en un bon­heur simple et enfan­tin que les fenêtres se sont bri­sées, que les roses se sont fanées. Je sai­sis à la gorge cette peur qui me han­tait. Honte de ne pas être aimée, soli­tude qui me consu­mait, jalou­sie envers les êtres ado­rés. Le sen­ti­ment d’être constam­ment pié­ti­née. Une vie se doit d’être appré­ciée. Un beau jour, la nuit tom­be­ra, mais une lueur l’illuminera.

« Je me sens si seule, si tu savais… » souf­flai-je dans un mur­mure. « En fait, je crois que j’ai trou­vé la per­sonne que je veux être. La per­sonne que je veux être a confiance en elle, elle marche droit devant, pas à pas, et ne revient pas en arrière. Elle est fière de ce qu’elle est, de ce qu’elle sait faire, de ce qu’elle aime. La per­sonne que je veux être n’est pas en manque d’affection, elle est com­blée de dou­ceur et de ten­dresse. La sen­sua­li­té l’anime et la rem­plit d’une eupho­rie sou­daine, elle se laisse peu à peu glis­ser dans le gouffre de l’amour et n’en retourne pas. La per­sonne que je veux être est culti­vée mais n’en joue pas. Elle garde pré­cieu­se­ment ce tré­sor de savoir, avant tout pour elle-même. Et, seule­ment après, pour quelque moment oppor­tun. La per­sonne que je veux être est entre­pre­nante. Comme un enfant, la moindre chose attise sa curio­si­té insa­tiable. Elle cherche, découvre, s’ouvre aux autres. Elle sait qu’elle ne sau­ra jamais tout, mais elle sait tout de même quelque chose, c’est déjà ça. La per­sonne que je veux être n’a peur de rien. Elle s’élance dans le vide mal­gré son ver­tige, aban­donne la rive pour des contrées exo­tiques. Bref, elle se libère de sa pri­son intérieure. »

Alors, il ne cil­la pas, Il me regar­da sim­ple­ment de ces yeux pleins de malice, pour finir par me dire : « Et avec ça, ce sera tout ? »

Lud­mi­la DEMIANENKO

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