L’Insatiable est heureux de revenir sur un dossier qui lui tient tout particulièrement à coeur ! Découvrez les enjeux de l’ingénierie en France et à l’INSA ! Un dossier signé Sophie, Blac, Ilan, Nicolas V. et Nicolas P. .
Dossier publié originellement dans le numéro 167 sorti en décembre 2017. Profitez de l’été pour le redécouvrir !
1 — Présentation
2 — Un Tour de France… un peu différent
3 — Notre formation : un enjeu majeur
Présentation
Un mouvement monte en puissance depuis quelques mois un peu partout en France. Un mouvement d’étudiants et d’étudiantes en recherche de sens dans leurs études et dans leur futur métier. Plus qu’une recherche d’identité, une remise en question. La rédaction, dont certains membres font partie du mouvement, a voulu faire le point sur ces questionnements et leurs conséquences concrètes.
“Tu veux faire quoi une fois diplômé ?”
Cette question revient régulièrement dans les conversations des Insaliens, et peut-être que lorsqu’on vous la pose, vous ressentez ce sentiment d’angoisse, de malaise, de vide, d’être équipé d’un pédalo pour affronter une mer déchaînée. Vous n’êtes pas tout seul.
Partons d’un constat. Nous trouvons du travail facilement en sortant de notre école. Les entreprises nous voient d’un oeil bienveillant et intéressé, et nous décrivent comme des débrouillards doublés de bons experts. L’angoisse concernant notre avenir, on peut la ranger, la remettre à plus tard et se rassurer en regardant les chiffres d’employabilité, les classements flatteurs. Mais voilà, ce n’est pas si simple, si la question nous tracasse, il est impossible de s’en débarrasser. Le fameux tube de dentifrice, une fois la pâte sortie, impossible de la faire rentrer à nouveau. Parce que dans le “tu veux faire quoi”, il n’est pas simplement fait état d’un banal choix d’une entreprise parmi d’autres, comme on choisirait un camembert au supermarché. “Tu veux faire quoi ?”. La question est vaste, quelle place veux-tu occuper dans la société ? Quel statut social ? Dans quel domaine ? Et évidemment, pour qui ? Pour quoi ?
Le travail
Une fois diplômés, nous pouvons rentrer dans la fameuse “vie active”. Fini d’étudier pour gagner des compétences. Là, il s’agit de les utiliser ! Et le nœud du problème est bien là : nous devrons choisir qui recevra nos compétences. Car en effet, travailler dans une entreprise ne peut se réduire à y gagner sa vie. C’est une des composantes, certes, mais probablement pas l’essentielle. Travailler implique également donner une partie de son temps, de son énergie, de sa santé, en somme, de sa vie, à une entité qui peut être une entreprise, mais pas forcément. Pour prendre des termes comptables, on investit de notre personne dans un travail, il s’agit donc d’avoir un retour sur investissement, autrement dit de savoir où va passer le temps que l’on aura donné et la richesse que l’on aura produite. Dans de l’action écologique ? sociale ? Dans des salaires plus élevés pour les cadres et dirigeants — dont nous ferons partie de facto ? Dans une meilleure répartition du temps de travail ? Dans des conditions de travail moins éprouvantes pour tous ?
Qui sont les ingénieurs ?
Prenons la mesure du pouvoir individuel que nous avons sur la société en tant que cadre, et du fait que ce pouvoir dispose d’un levier considérable lorsqu’il s’agit de vendre notre force de travail. Par ce choix, les ingénieurs doivent prendre la parole et évacuer leur “silence assourdissant”.
En ce sens, notre futur métier a trop longtemps été neutralisé. Petit à petit, il a été rangé du côté de la Technique, vue ici comme un simple outil supposé neutre, et l’ingénieur lui-même a été au fur et à mesure transformé en solution technique. On attend d’un ingénieur qu’il résolve un problème, pas qu’il en critique l’énoncé. Plus généralement, c’est la vision globale de sa mission dont on l’a dépossédé, en restreignant son activité à des tâches spécialisées. Tout ceci a notamment pour conséquence de retirer tout pouvoir de l’ingénieur sur l’objet technique, qu’il observe par le petit bout de la lorgnette sans jamais dézoomer pour pouvoir comprendre la finalité de son travail. Et puisqu’il n’appréhende plus l’objet dans sa globalité, il est d’autant plus difficile de percevoir les utilisations discutables ou illégales de son travail. Ce fut le cas notamment lors du scandale des moteurs trafiqués Volkswagen, dont l’ampleur de la fraude a sans doute été facilitée par la spécialisation du métier et les pertes de connaissances globales. En premier lieu, l’ingénieur est donc neutralisé en l’associant à la neutralité présumée de son expertise, et dans le même temps on le neutralise en lui enlevant tout pouvoir d’action sur son activité.
Les ingénieurs en activité se décrivent parfois comme de petits engrenages, perdus dans la mécanique complexe et hors d’appréhension qu’est leur entreprise, sans prise ni connaissance de sa finalité. Il n’empêche, chaque engrenage peut opposer un couple résistant, voire même se trouver une place ailleurs, dans une machine qu’il appréhende, à sa taille, et dont la finalité lui permet de se sentir utile.
Nous avons une influence
Ingénieur. Voilà le titre que nous aurons. Que ce soit par passion de la technique, pour le prestige du métier, le confort de vie promis, ou l’envie de changer le monde, nous avons tous choisis d’être des ingénieurs. Dès lors, mesurons la chance incroyable qui nous est donnée d’étudier dans une grande école, et de bientôt détenir un diplôme de ce niveau. C’est une chance, mais un grand pouvoir implique une grande responsabilité. Demain, nous serons la classe moyenne supérieure, éduquée et aisée d’un des pays les plus riches au monde, et notre position est, et sera, idéale pour peser dans les débats sociétaux. Alors comment nous, ingénieurs, si éduqués et pourtant si muets, pourrions-nous continuer à regarder ailleurs, alors que notre maison brûle ?
Un Tour de France … un peu différent
Le mouvement Ingénieurs Engagés se construit autour des branches locales qui ont surgi aux quatre coins de la France depuis le début de l’été dernier. Surgi, mais pas du vide, le malaise et les questionnements pré-existaient. L’organisation répond à un besoin de représentation des problèmes et des questionnements dans la vie des étudiants. Il suffisait d’une étincelle.
Après la sortie du documentaire “Ingénieur pour demain” réalisé par une équipe de la Mouette et d’Objectif 21, l’émulation s’est rapidement faite sentir dans plusieurs écoles d’ingénieurs. À commencer par Grenoble, où un mouvement mêlant professeurs, personnels et étudiants se crée dès la fin de l’année scolaire. À l’heure actuelle, ils sont environ 150 de l’INP et de Polytech à se regrouper autour de valeurs plutôt bien définies ; ils défendent la solidarité et l’empathie, l’éthique, l’ouverture d’esprit, la conscience environnementale et la responsabilité de l’ingénieur en général. Autant d’axes pour agir par des débats, des discussions entre étudiants et professeurs, par des rencontres …En bref, tous les moyens sont bons pour montrer qu’il est possible de réfléchir et d’agir sur l’impact de l’activité d’ingénieur. Cet impact, cette influence, nous l’aurons tous, eux ont décidé d’en tirer parti pour suivre leurs valeurs.
Et ils ne sont pas les seuls. Trois autres branches du mouvement Ingénieurs Engagés ont bourgeonné depuis. À l’UTT de Troyes, un groupe d’une vingtaine d’étudiants se sont rapprochés de la branche d’Ingénieur Sans Frontière (ISF) locale pour écrire une charte sur le rôle positif de l’ingénieur dans la société. L’idée, c’est que chacun peut faire ce qu’il veut pour rendre le monde meilleur, à sa façon.
Il a aussi été proposé de mettre en place un label “Ingénieurs Engagés”, pour se créer un réseau d’entreprises en cohérence avec leurs valeurs. En somme, un réseau alternatif à celui qui est communément proposé et accepté. Ils sont aussi une vingtaine à Toulouse, à l’INSA cette fois, à se regrouper entre enseignants et étudiants depuis octobre pour monter un collectif et trouver leur moyen d’agir.
À Strasbourg, des Insaliens ont eux aussi sauté sur l’occasion pour rassembler du monde sous la bannière d’ISF Strasbourg. Ils se tournent vers des projections-débats et des discussions sur des thématiques comme le féminisme ou l’engagement politique. Une volonté d’élargir son champ de vision et de réfléchir librement en fait. Le tout en évitant de passer pour des contestataires, ils veulent toucher le plus de monde possible sans être victimes d’a priori.
Et chez nous ?
À Lyon, une quarantaine d’étudiants de notre école ont commencé courant octobre à réfléchir sur les meilleurs moyens de mettre en commun ce ressenti de déséquilibre dans le métier de l’ingénieur, à cheval entre la Technique, dépeinte neutre, et la société, représentée par une certaine catégorie d’entreprises. Le manque de discussions, de débats et d’échange d’idées est aussi un point important que ces étudiants veulent améliorer. Les méthodes, les moyens, sont encore en discussion, le collectif préférant prendre le temps de poser les définitions collectivement avant de lancer des actions sans cohérence.
Au niveau national
Chacun travaille plus ou moins dans la même direction, avec toutefois un axe commun, qu’il reste à définir précisément. Éthique du métier ? Conscience environnementale ? Humilité et solidarité ? Un grand avantage à prendre le temps de se poser des questions, c’est de pouvoir mettre des mots sur ce qui rassemble ; et ce même si les branches du mouvement sont pour l’instant tournées vers leurs écoles. Ces actions locales pourraient porter quelque chose de plus grand et de plus influent, de plus visible et en même temps de plus accessible. Il y a actuellement un projet de créer une association nationale Ingénieurs Engagés pour permettre de lier les actions locales par de la communication, du retour d’expérience et par la mise en place d’événements en commun.
Cette association nationale permettrait également de diffuser les idées et les valeurs du collectif pour d’une part se faire entendre par des instances influentes comme la Commission des Titres d’Ingénieur ou la Conférence des Grandes Écoles et d’autre part pour permettre à d’autres branches locales de profiter d’un soutien logistique pour se lancer. À suivre, les discussions autour de ce projet sont encore en cours.
Ce n’est que le début
Après l’étincelle du mouvement Ingénieurs Engagés et le documentaire “Ingénieur pour demain” qui a mis le feu aux poudres, les projets bourgeonnent et se répandent rapidement. Le moment est à la réflexion et à la discussion pour créer une réflexion pérenne, qui pourra réellement s’inscrire dans la vie associative des écoles d’ingénieur françaises. Comme pour dire qu’il est normal de réfléchir aux conséquences de notre métier, quel qu’il soit.
Notre formation : un enjeu majeur
Le rôle de l’ingénieur est souvent réduit à son aspect technique. Pourtant, dissocié des valeurs auxquelles le métier se rattache, il perd son sens. Heureusement, les Insaliens semblent sensibilisés aux questions de développement durable et d’éthique. On constate leur désir de mettre leurs compétences au service d’une cause qu’ils veulent défendre notamment à travers l’engagement associatif.
Toutefois, ces questions sont bien moins ancrées dans la culture des entreprises. Certains diplômés préfèrent alors s’orienter vers des métiers alternatifs (artisanat, économie sociale et solidaire…). D’autres se tournent vers les grands groupes industriels, avec parfois la volonté de les changer de l’intérieur. Mais le plus souvent, l’entrée dans vie active signe l’essoufflement de cette dynamique engagée.
C’est ce décalage entre les aspirations des étudiants et la réalité du monde du travail qu’ont constaté l’an dernier des enseignants de nombreuses disciplines. Ils publient alors un Appel dans notre numéro de Noël 2016 (n°162) et un collectif (l’actuel iESS) réunissant une trentaine d’enseignants, d’étudiants et de personnels administratifs se crée dans le but d’aider ceux qui ne se retrouvent pas dans le monde de l’entreprise (cf. frise chronologique).
Comment enrichir la formation Insalienne? Comment mettre en valeur les débouchés atypiques qu’offre une école d’ingénieur? Comment trouver sa voie une fois sorti de l’INSA? C’est en cherchant à répondre à ces questions que le forum “ingénieurs engagés” voit le jour en avril 2017. On y retrouve des associations comme ISF, des ONG, des acteurs locaux de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), mais aussi des anciens élèves venus témoigner.
Ce mouvement a rapidement séduit des étudiants-ingénieur d’autres écoles, notamment grâce à un documentaire réalisé par Objectif21 et la Mouette. Ce dernier, intitulé “Ingénieur pour Demain” est libre de droit, et disponible sur Youtube.
Des actions concrètes
Le collectif propose en juin dernier un programme d’enseignements facultatifs au Conseil des Études qui l’approuve. Le collectif prend le nom d’iESS (ingénieur.e.s pour l’Économie Sociale et Solidaire) et s’axe sur l’amélioration de la formation en dialogue avec la direction. L’association (en cours de création) Ingénieurs Engagés Lyon compte en parallèle mettre en place des actions sur le campus (voir encadré ce-dessous).
Ainsi, dès la rentrée 2018, de nouveaux modules de formation optionnels (25h) seront proposés à tous les étudiants de 4ème et 5ème année, dans lesquels enseignants, acteurs de l’ESS, anciens élèves, et des élèves eux-mêmes pourront intervenir :
- « ESS pour ingénieur.e.s » avec des intervenants de la Chaire ESS de Lyon 2, des ingénieurs travaillant dans l’ESS, des retours de stages d’étudiants… afin d’identifier les perspectives professionnelles pour ingénieurs dans ce type d’activités et d’organisations. -« Changer le monde », conçu et mis en œuvre par des élèves de l’association IE-Lyon, notamment autour des low tech. — « Ingénierie et enjeux environnementaux », où il sera question d’éco-conception, d’analyses de grandes controverses technologiques autour des enjeux environnementaux, et d’approches philosophique et politique de ces questions. — Outre l’ouverture de ces cours à la carte, une formation à l’entrepreneuriat responsable et solidaire est ouverte cette année dans les départements GEN, TC et SGM. — Une journée citoyenne « Penser demain », organisée par les élèves et destinée aux 3A des départements GCU et GEN sera expérimentée cette année. L’idée est de généraliser la démarche afin de permettre à toute la communauté insalienne, élèves et personnels, de prendre le temps de débattre ensemble et de donner du sens à notre travail.
Enfin, pour faire vivre cette dynamique et ouvrir le collectif, le Centre des Humanités les a autorisé à ouvrir la « Cantine » iESS : la salle 315 est ainsi disponible tous les jeudis entre 12h et 14h (jusqu’au 28 juin 2018) afin de permettre aux étudiants, enseignants et personnels administratifs, soucieux de l’avenir du monde, de la formation des ingénieurs et du rôle de notre école, d’en discuter ensemble et librement : il suffit d’apporter son déjeuner !
Espérons que l’introduction de cette pédagogie “collaborative” permettra d’étendre cette réflexion au Groupe INSA voire au niveau national pour permettre aux élèves-ingénieurs de poursuivre leurs engagements actuels par leur futur métier.
Trois manières d’agir
• Démocratie :
Les candidatures pour devenir élu son rares et peu d’élèves connaissent les élus et le travail qu’ils effectuent. Le temps manque aux élus afin d’effectuer des consultations auprès des élèves. En fin de compte l’avis des étudiants remonte difficilement jusqu’à la direction et les élus sont moins légitimes et représentatifs des élèves du campus. L’équipe “Démocratie” a pour but d’aider les élus à communiquer mais aussi d’aller vers les élèves pour leur demander leur avis sur la formation et les décisions prises par l’INSA…
• Éducation populaire :
Cette fois-ci le but est de faire vivre les débats sur le campus et de permettre à toutes les personnes qui le veulent de venir échanger leurs idées. L’éducation populaire se réfère à des méthodes d’apprentissage collectives : le but n’est pas d’écouter passivement un conférencier, mais bien d’apprendre par soi-même. Les ateliers restent ouverts au plus grand nombre d’élèves afin de multiplier les points de vue et de favoriser la critique constructive : le but est de re-politiser les élèves au sens noble du terme en leur donnant la parole et en suscitant le débat.
• Agora :
Cette équipe s’est créée en partant du constat que la majorité des entreprises présentes sur le campus sont celles qui ont les moyens de payer leur visibilité auprès des étudiants, créant ainsi un réel manque de diversité. Le but de l’équipe est de venir proposer des rencontres avec des entreprises ou organisations engagées socialement et écologiquement peu visibles auprès des étudiants : ONG, associations, entreprises de l’Économie Sociale et Solidaire, fonction publique, mais également des anciens élèves au parcours non-conventionnel..