Vous voulez innocemment voir la dernière revue de la semaine de Mélenchon mais YouTube insiste plutôt sur le dernier débat de Zemmour ? On vous propose d’acheter des caleçons à poche ? (alors que vous êtes une fille). On vous montre la nouvelle danse spéciale bikini-ananas en vogue sur le net ? (vous êtes bien un garçon). Mais alors, libres ou pas libres ?
Près de 70% du contenu visionné sur YouTube provient de recommandations personnalisées selon son chef produit, chiffre qui atteint les 100% sur Tiktok. Tous les réseaux se mettent à la mode reels et le patron de Netflix déclare que son prochain concurrent c’est… le sommeil. Dites-donc il fait bon vivre sur les plateformes ! Celles-ci nous aiment tellement qu’elles ne veulent plus se séparer de nous. Elles nous aiment d’un amour déchirant, possessif, si dévoué qu’elles tiennent à satisfaire la profusion accablante de nos petits désirs curieux. Et alors, où est le problème ? Si elles nous proposent des choses, c’est qu’elles doivent bien nous intéresser non ? Après tout, ça a été fait par des ingénieurs tout ça, tout ce qu’il y a de plus neutre, rationnel, et progressiste !
Oui, mais quand la raison d’être existentielle de ces plateformes est de maximiser le temps qu’on passe dessus pour convertir celui-ci après en données et en revenus publicitaires (plus de 98% des revenus de Facebook). C’est qu’on ne doit pas être entre de très bonnes mains… Oui oui d’accord, mais si ça nous intéresse pour de vrai, où est le problème ? C’est gagnant-gagnant non ?
Entre attention et intentions
Là il faut décortiquer un peu plus ce qu’on appelle un intérêt. Vous roulez dans une voiture avec pour intention un lieu précis, mais un accident attire irrésistiblement votre attention sur le bord de la route. Vous vous arrêtez (y a du sang quand même). Pourtant cet arrêt ne vous apporte pas grand-chose dans votre noble quête sur cette terre, votre plan, votre volonté, et vous freine même un peu. Un seul ça va, vous reprendrez la route ensuite ! Mais plusieurs ? Et si les réseaux sociaux, par la force de leurs algorithmes, se transformaient petit à petit en des labyrinthes où nous perdons systématiquement de vue nos intentions initiales après quelques minutes de scroll ?
Encore plus graves que les accidents, les sucreries cognitives des réseaux sociaux répondent à plusieurs besoins « primitifs » à la fois : besoin de reconnaissance, de sécurité, de confirmer nos opinions, de divertissement (cette curieuse capacité humaine à se tenir loin de soi-même), d’être au courant (comme une lampe, sinon on s’éteint ?), d’accès à la reproduction (je parle bien des bikinis) etc. Une telle quantité de sucres ne peut que nous rendre infobèses, si nous régulons peu notre régime d’information. Voire même un peu bêtes. Si on prend moins le temps de réfléchir, de s’ennuyer et de rouler les yeux dans le vague, cela va sans dire.
Gloire à la bêtise
A l’échelle mondiale, nous sommes de plus en plus alphabétisés et diplômés. Nous avons de plus en plus accès à la connaissance, la culture, la conscience des défis planétaires, de nos semblables et toutes ces choses-là. Pourtant, il suffirait de se balader un moment sur des fils d’actualité ou voir des résultats d’élections pour se rendre compte que ce n’est pas encore tout à fait ça ! Le paysage de l’information est court-termiste, saturé et sensationnel. Les voix qui y succèdent sont tantôt trop conformistes tantôt trop extrêmes. Les algorithmes créent des bulles informationnelles, sortes de nouvelles classes sociales, qui érodent notre socle culturel commun en nous maintenant dans un univers d’opinions et de langage qui nous réconforte. Les réflexions longues ou à long terme ne sont absolument pas concurrentielles dans le flot, ce qui fait que nombre de militants politiques se retrouvent à jouer à l’extérieur et en sous-effectif ! Tout ça finit par produire une pensée nauséeuse qui a un avis sur tout mais qui n’éclaire pas grand-chose.
Le problème n’est pas seulement de l’ordre d’une hygiène mentale. On parle d’implications très sérieuses : il est prouvé maintenant que les algorithmes de YouTube ont très largement favorisé la diffusion des vidéos de Trump lors des élections (en plus du scandale de Cambridge Analytica), ou encore que les algorithmes de Facebook ont joué un rôle important dans le génocide des Rohingyas en Birmanie.
La dictature des algorithmes
Sur ces plateformes, nous ne sommes pas spécialement dirigés par des individus (quoi que Elon Musk et Mark Zuckerberg sont loin d’être des figurants), mais bel et bien par ces bouts de code qui conditionnent inévitablement nos points de vue, actes, santé mentale ou achats. Sous d’autres cieux, on aurait appelé ça de la propagande. Arthur Grimonpont parle carrément d’une « algocratie » dans un super bouquin dont je m’inspire et que je vous recommande vivement « Algocratie : vivre libres à l’heure des algorithmes ».
Pour autant, ces algorithmes ne sont pas en eux-mêmes la source du mal, puisqu’encore une fois, ils ne font que répondre à un but : faire du profit (toujours le capitalisme !). Cela ne sert donc pas à grand-chose de réclamer plus de « transparence » ou de « respect des données », c’est tout le modèle économique qu’il faudrait revoir. Mais s’il fallait attendre la transformation de ces firmes en coopératives démocratiques, on n’est pas sorti de l’auberge…
Une sortie par le haut
Il existe des choses qu’on peut faire ici et maintenant pour limiter les dégâts. Par exemple les restrictions d’âge et du temps qu’il est permis de passer sur les réseaux, mais avec un peu de volonté, on pourrait même en interdire certaines incarnations, à l’image de la Chine qui interdit Tiktok sur son propre sol pour en proposer une version locale (Douyin) dont les algorithmes favorisent les… contenus éducatifs !
La Chine n’est certainement pas un exemple, mais par opposition, elle met en relief cette pudeur propre aux pays dit libéraux et qui consiste à surtout ne rien interdire pour préserver une soi-disant liberté en partie illusoire. Mais jusqu’à quand ? Ces plateformes posent de tels problèmes de santé publique et de protection des données qu’il va bien falloir agir à un moment donné, de préférence démocratiquement, comme le plaide mon camarade Simon au-dessus. Sur les rapports de force législatifs en cours, mon camarade Arthur est un peu plus au fait, lisez la suite !
Reste nous, humbles utilisateurs, souvent influençables mais jamais impuissants. On peut penser une utilisation tellement contractée de ces plateformes qu’on en extrait que la sève, puisque pour la plupart d’entre nous, elles gardent des avantages certains. On peut faire le choix de s’informer directement à la source chez des médias alternatifs, des sites d’information pertinents, ou la presse écrite (comme l’Insatiable ! Votre journal résistant !). On peut chercher des alternatives plus démocratiques aux réseaux dominants comme Mastodon et d’autres moins connus…
On peut même faire le choix d’en quitter quelques-uns (ou tous) pour de bon. Chacun arbitre en fonction de ses contraintes, parfois de ses attaches sociales (anciens amis, proches etc.). Mais si j’avais une chose à dire pour finir, c’est qu’il ne faut plus avoir peur d’être radical. Supprimer un compte, cela ne coûte pas grand-chose et peut faire beaucoup de bien.
Vivre pleinement, voilà une chose bien radicale au fond.
Ayman