Le 30 avril dernier, des ingénieurs d’Agro-Paris Tech prononcent un appel à déserter au milieu de leur cérémonie de remise des diplômes, refusant de travailler dans des métiers et entreprises qu’ils jugent destructeurs…
Que ce soit juste après le diplôme, quelques années de travail en boîte ou après trente ans de carrière, la désertion des ingénieurs – et des cadres en général — du marché du travail est un phénomène de plus en plus visible qui, même s’il ne touche qu’une petite minorité, est révélateur du malaise grandissant de celles et ceux qui « exécutent » les cahiers des charges, quand ceux-ci leur paraissent nocifs, superflus ou tout simplement sans intérêt. Tous n’abandonnent pas forcément les compétences qu’ils ont acquis en école : certains vont essayer de les valoriser à la marge de la société sous d’autres cieux que ceux de l’entreprise productrice de valeur, et d’autres – les récits les plus médiatisés – carrément plaquer tout leur background pour devenir, paysans, brasseurs, éco-villageois et autres symboles de l’exode urbain, qui est en même temps un exode de la « modernité » et du « progrès » devenant des mots suspects, caducs, teintés du gris taciturne de l’exploitation sociale et des ravages écologiques.
Un chemin pavé de frustration
Pourtant, tous ces profils n’ont pas forcément débarqué dans l’ingénierie par erreur, et pourraient même avoir éprouvé un grand optimisme quant à leur entrée dans le monde du travail et leur capacité à transformer des sociétés de l’intérieur ! C’est ce que met en évidence le texte « déserter l’ingénierie »1 où l’auteur interroge plusieurs ingénieurs démissionnaires qui mettent en avant, chacun en partant de sa propre expérience, plusieurs motifs d’impuissance : l’inertie des structures qui rendent difficile d’influencer les choix de l’entreprise et de se sentir acteur ; la dissonance entre les valeurs affichées et les actions qu’on se retrouve à mener ; la loi du profit et de la concurrence qui bloque des initiatives écologiques ; l’isolement ou encore le sentiment d’être inutile et interchangeable…
En face, on a parfois tendance à trop psychologiser ces cas-là : « ils n’étaient pas faits pour être ingénieurs » ; « c’est la crise de la trentaine » ; « Ils n’ont juste pas trouvé chaussure à leur pied » ; ou encore le fameux « ah mais les jeunes d’aujourd’hui… » C’est pourtant nier la dimension intimement politique du phénomène de la désertion qui transporte plus de sens qu’une classique reconversion. En effet, à travers un choix aussi radical, ces personnes disent non à des pans entiers de l’économie jugés nuisibles comme les énergies fossiles, l’aéronautique, l’automobile ou encore l’agro-industrie, aux modes de gouvernance dans les entreprises, à la primauté accordée à la technologie dans nos sociétés ou encore à la place sociologique qu’on attend sagement d’eux qu’ils prennent : chemise grande maison grande voiture et petits choupinous !
” On a parfois tendance à trop psychologiser la désertion ”
Alors oui, ces démissions sont des formes silencieuses de protestation contre un ordre du monde. Ce qu’ont fait les étudiants d’Agro Paris Tech à travers leurs discours, c’est précisément donner une voix collective et politique à des affects qu’on aurait tendance à enfermer dans la sphère privée : désirer de la cohérence, de la sobriété, du temps pour soi, un sens à sa vie… allant jusqu’à faire un « appel à déserter ». Mais une telle injonction n’est-elle pas contre-productive ?
Déserter n’est pas la seule issue
Le modèle de la désertion est très fort pour faire bouger les lignes dans les imaginaires, mais peut-on en faire un modèle de masse quand on sait que la complexité technique est de toute façon indispensable à une société de grande échelle ? Idéalement, il s’agirait de s’armer de ces savoirs pour les fructifier là où ils seraient le plus utiles, comme un Robin des bois des compétences ! Combien de techniques très complexes peuvent et doivent être mises au service d’un projet politique décroissant, démocratique et équitable : démantèlement ou réhabilitation d’industries, low-techs, réseaux décentralisés, techniques de réparation, nouvelles énergies, gestion plus durable de l’eau et des déchets, matériaux de construction … mais à une difficulté près, qu’un tel projet politique existe !
Le désarroi ou la frustration de l’ingénieur qui bifurque faute de sens tient en partie au fait qu’il n’est pas mis au contact d’un tel projet politique global ou de ses incarnations moléculaires dans l’océan du techno-capitalisme : associations engagées, coopératives pérennes, entreprises en avance dans leurs modes de gouvernance et de répartition, collectivités au service des populations… Et si on prenait le temps de chercher ensemble ces espaces ? De leur donner de la visibilité ? De les créer ? De militer activement dans les sphères décisionnelles en formant des groupes et des mouvements, puisqu’on est beaucoup plus forts à plusieurs qu’isolés ?
” La frustration de l’ingénieur qui bifurque tient en partie au fait qu’il n’est pas mis au contact d’un projet politique global ”
Tenir tous les modes d’action ensemble
Quoi qu’il en soit, entre ceux qui décident de partir pour de bon, partir un peu, infiltrer, construire autre part, s’absenter momentanément, devenir ermites ou élever des chèvres ! Il ne peut y avoir de mise en compétition, de leçons de morale ou d’injonctions puisque toutes ces personnes n’ont pas vécu les mêmes expériences, n’ont pas toutes les mêmes utopies politiques, le même capital financier et culturel, les mêmes passions… L’essentiel cependant est qu’elles se retrouvent sur un point : il y a un problème avec la place qu’on nous demande de prendre, et elles se rendent souvent utiles dans les lieux qu’elles occupent, chacune à sa manière, dehors ou dedans. Tant que l’ambition révolutionnaire reste chevillée au corps, il sera difficile pour le patronat de les récupérer, et plus difficile encore d’empêcher que la tendance ne s’amplifie : et si nous approchions ces temps bénis où planter des tomates est plus sexy que conduire la dernière Tesla ?
Nicolas feat Ayman
1. Article en accès libre sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/paul-platzer/blog/150421/deserter-lingenierie