Au-delà des cadres, la désertion est un mouvement bien plus profond dans la société qui survient actuellement dans tous les secteurs : restauration, enseignement, métiers du tertiaire… Moins visible mais plus profonde, cette « grande démission » invite à repenser toutes les dimensions du travail et pourrait même, par son ampleur grandissante, inverser le rapport de force entre employeurs et salariés.
Le terme de « grande démission » a été popularisé d’abord aux US sous le nom de « Big Quit » pour désigner les grandes vagues de ruptures de contrat survenues en masse à la sortie de la pandémie : presque 48 millions d’américains ont démissionné en 2021 et 4 millions par mois depuis le début de 2022 ! En France, on enregistre 20% plus de démissions en 2021 qu’en 2019.
Certains commencent déjà à sortir les grandes questions métaphysiques qui ne veulent pas dire grand-chose : et si nous avions perdu le goût de l’effort ? En réalité, ce n’est jamais le concept même du travail qui est remis en cause, mais des conditions parfois infernales dans lesquelles il s’exerce, quand démissionner devient l’ultime recours dans un environnement qui ne fait pas toujours sens et justice.
Une quête individuelle de survie
Sur Tiktok, le Big Quit a fait la une un moment avec des vidéos de personnes annonçant leur démission de façon spectaculaire, exprimant leur désarroi et la libération profonde qu’ils ressentent en poussant la porte. En croisant tous ces bouts de récits et ce qu’on sait depuis longtemps de la révolte des métiers essentiels ou encore des bullshit jobs1, on peut énumérer plusieurs raisons d’en avoir marre : des salaires trop bas ; une grande pression et une mise en concurrence continue dans des métiers d’exécution constamment évalués sur des critères de performances ; un sentiment d’inutilité à faire des tâches dont on ne perçoit pas l’impact réel et la pertinence ; la qualité empêchée chez des professions comme les métiers du soin où l’on dispose difficilement des conditions et du temps nécessaires pour mener à bien son travail ; un sentiment de nuisance à d’autres dans les tâches qu’on exerce ; l’imposition du présentiel à plein temps…
Comme ces vagues se sont beaucoup accentuées dans la période après-covid, on a parfois tendance à simplifier le phénomène chez les éditorialistes mainstream en le réduisant à un effet secondaire du virus. Or si le confinement a permis à des tas de gens de se poser les bonnes questions sur le sens de leur travail et la juste place qu’il devait prendre dans la vie – en France par exemple 30% ont changé leur orientation professionnelle pendant la période covid -, il n’a été que l’agitateur de tourments qui rôdent depuis longtemps dans les bureaux, les usines, les boutiques ou les chantiers, et qui se manifesteraient tôt ou tard dans une dynamique progressive de démissions, ou encore de « quiet quitting », qui est un concept corollaire pour parler de gens qui sans pour autant quitter leur travail – parce qu’ils ne le peuvent pas toujours — choisissent de s’investir de la façon la plus minimale qui soit. En réalité, le « désengagement » du travail n’est pas récent, il s’est creusé tout au long des dernières décennies dans les sociétés occidentales selon moult études et sondages2
Une crise du capitalisme lui-même
Loin d’une prétendue crise générationnelle comme aiment à l’entendre les patrons quand ils se plaignent du manque de main‑d’œuvre, c’est la crise du capitalisme lui-même qui est en discussion, incapable de garder ses troupes complètes et souriantes tout en leur imposant un management stressant, des critères perpétuels de rentabilité – même dans des services publics — et des salaires insuffisants pendant que les dividendes ruissellent en haut, même pendant la crise ! Il voit se refermer sur lui le piège du chantage au chômage dans un chantage à la démission : que ferait une entreprise sans travailleurs ? Pas grand-chose à part les supplier de revenir…
C’est ce qu’on peut espérer d’un tel mouvement : une inversion relative du rapport de forces entre capital et salariat, et une mise en concurrence des entreprises pour autre chose que le profit : qui pourra prodiguer l’environnement de travail le plus sain à ses employés ? Parce qu’au final, la grande démission est surtout une grande rotation : la plupart des gens doivent chercher dans la foulée autre chose autre part pour assurer leur existence matérielle, même s’ils prennent souvent des pauses, et que certains choisissent de devenir indépendants. Ce qui peut rassurer les patrons : ah mais de toute façon, ils reviendront… on n’a qu’à redorer un peu notre image. Plus largement, il serait beaucoup trop optimiste de penser, surtout pour les grandes chaînes et multinationales, qu’elles puissent céder des droits du jour au lendemain, en tous cas pas avant qu’elles exploitent toutes les pistes possibles pour contourner un problème aussi structurel : délocalisations, appel à de la main d’œuvre étrangère, militantisme en faveur de la baisse des allocation sociales pour « faire revenir les fainéants » etc.
” On peut espérer une mise en concurrence des entreprises pour autre chose que du profit ”
La prochaine étape
Pour éviter qu’une telle contre-offensive ne s’installe et pour espérer transformer durablement le monde du travail, il s’agirait de se saisir d’un tel mouvement pour avancer des revendications politiques : semaines de 32h ou de 4 jours, renforcement du code du travail, répartition des richesses, démocratie interne, minimiser le contrôle des uns sur les autres… et bien d’autres coups de fouet vitaux pour équilibrer les rapports de forces et redonner un goût et de la dignité au travail. C’est comme une nappe que chacun tire de son côté, il faut être actif ! Renforcer des syndicats désertés depuis longtemps, se réunir et échanger pour ne pas crouler sous le poids de l’isolement : quelle solitude est celle de celui qui démissionne dans son coin, la boule au ventre et sans matelas derrière ?
En somme, le boycott du travail – capitaliste – est d’un potentiel énorme pour mettre à bas des secteurs, en arroser d’autres, et déplacer les règles du jeu. Il met la société dos au mur : fais quelque chose où tu finiras par sombrer sans soignants, sans profs, sans techniciens, sans paysans, sans tout ce qui te fait tenir au final, et certainement pas ceux qui te dictent leurs lois !
Ayman
1. Terme popularisé par l’anthropologue David Graeber pour désigner des métiers très bureaucratisés sans utilité réelle et dont la disparition n’aurait pas de grand impact
2. Selon le rapport State of the Global Workplace de Gallup pour 2022, l’engagement des travailleurs européens n’est que de 14 %, contre 33 % en Amérique du Nord et 21 % dans le monde.