Pour impulser un changement de société écologique et social, il faut le faire « de l’extérieur »: c’est ce qu’affirme Murray Bookchin, théoricien du municipalisme libertaire.
L’objectif de cette théorie est la création d’un espace alternatif « à côté » de l’Etat ou à l’extérieur de sa sphère d’influence. Une des stratégies possibles consiste à établir le municipalisme en participant aux élections municipales par exemple.
Plutôt que de provoquer une réaction protectrice ou réactionnaire chez les habitant·e·s en prenant la commune par les armes, les militant·e·s municipalistes doivent convaincre et motiver les citoyen·ne·s à pratiquer les principes de la démocratie directe à travers des conseils ou des assemblées : les encourager à reprendre en main leur commune.
Pourquoi parler d’espace « à côté » ? C’est simplement que l’appareil municipal existant (sous tutelle de l’État) n’est qu’un outil parmi tant d’autres : après les élections remportées par les municipalistes/citoyen·ne·s engagé·e·s, les conseils « citoyens » créés a priori en dehors des mairies voient leurs décisions applicables sans problèmes ni sanctions. L’État ne peut remettre en question ces élections sans remettre en cause ses propres pratiques démocratiques et les citoyen·ne·s se voient engagé·e·s par leur vote et leur participation aux conseils dans ce projet social et écologique.
L’objectif de cette théorie est la création d’un espace alternatif “à côté” de l’Etat
Les changements économiques et sociaux impulsés directement par les besoins des citoyen·ne·s de ladite commune seront de plus en plus acceptés, et la commune sera de plus en plus libertaire et vivante.
Là encore comme le Dual Power – mais en procédant différemment – la municipalité libertaire vise à confronter l’État, et permet énormément de possibilités sur la constitution d’instances alternatives. Mais il faut garder à l’esprit que l’État, menacé par ces initiatives, tentera à chaque opportunité qui lui sera offerte (crise locale, crime, destruction de biens privés etc.) de les réduire à néant. Ici encore le municipalisme apportera quelques solutions.
Cet article est divisé en trois parties : politique, économique et pratique du municipalisme libertaire.
La politique municipaliste
Au niveau de la gestion politique, le municipalisme libertaire explore le passé pour construire l’avenir. Pour Murray Bookchin le mot politique moderne, tourné vers la démagogie, la gestion de l’État, du gouvernement a perdu son sens premier : la gestion des affaires publiques par la population au niveau communautaire. Janet Biehl, sa compagne, définit le municipalisme libertaire comme étant « la gestion directe des affaires communautaires par les citoyens en personne au sein d’institutions participatives ».
Héritier de la commune de paris, de Kronstadt, de la cité athénienne, des théories de Kropotkine et de Bakounine, le municipalisme « veut ressusciter la politique dans le sens ancien du terme : construire et étendre la démocratie directe locale de sorte que les simples citoyens prennent des décisions relatives à leur communauté et à la société dans son ensemble » (Biehl).
Pour atteindre un tel objectif, Bookchin décrit la commune (ou municipalité) comme cellule vivante, base de la participation à la vie politique et économique locale. La démocratie « directe » y est plus simple à établir et à mettre en pratique. Les comités sont constitués de sorte à impulser la solidarité et la coopération interne – à la commune – et externe – via un réseau confédéral.
Le municipalisme ne considère pas les référendums légitimes à légiférer ainsi que le parlement, le gouvernement, et les autres structures nationales (centralisées et impersonnelles) qui ne permettent aucuns changements réels : ces instances voient les individu·e·s comme des électeur·rice·s dépourvu·e·s de « savoir-faire » politique et non pas comme des citoyen·ne·s éduqué·e·s et averti·e·s. (1)
Le municipalisme met en avant la conscience morale, sociale et politique des Hommes. « De nos jours, bien peu de parlementaires seraient capables de tracer les plans d’une centrale nucléaire ou d’en expliquer le fonctionnement mais cela ne les empêche pas de prendre des décisions politiques au sujet de l’énergie nucléaire. Dans une société municipaliste libertaire, les connaissances nécessaires seront disséminées autant que possible parmi les citoyens. Les questions techniques devront être présentées avec clarté et dans un langage simple de sorte que les citoyens ayant une compétence raisonnable puissent prendre les décisions politiques les concernant. » (2)
Les citoyen·ne·s constitué·e·s en conseils régulent, orientent et dirigent la politique de la commune dans son ensemble : la municipalité n’est plus dirigée par des « maires » mais par des délégué·e·s « représentatif·ve·s » asservi·e·s aux conseils citoyens. La mairie est volontairement impliquée car elle est occupée par des citoyen·n·e·s élu·e·s à travers des élections municipales classiques. De la même manière, des délégué·e·s à mandat révocables seront élu·e·s dans ces conseils et transmettront les besoins, revendications, positions, offres ou prises de décisions de celles et ceux-ci aux instances confédérales (échelle plus vaste).
Concernant la prise de décision locale, on suit le schéma suivant : pour X décisions, les citoyen·ne·s – réuni·e·s en conseils – prennent des décisions politique et élisent des représentant·e·s administratif·ve·s qui par la suite les rapportent à Y « expert·e·s » professionnel·le·s (provenant de de coopératives, d’entreprises, de divers petits commerces et impliqué·e·s dans le projet). Les Y réparti·e·s (potentiellement à travers d’autres conseils), après s’être acquitté·e·s ou non des tâches, rapportent leurs résultats aux conseils citoyens relatifs aux X décisions. Dans l’idéal, il existe un conseil pour chaque secteur.
On suit donc un schéma cyclique où la base des décisions est le·a citoyen·ne dans cet ordre : citoyen·ne·s > politique > administration > expert·e·s > citoyen·ne·s et ainsi de suite. On évite ainsi la stagnation d’élites, d’expert·e·s et la bureaucratisation. C’est le schéma inverse à celui des démocraties représentatives où la masse est pensée comme incapable de se gouverner. Ici la masse désigne les expert·e·s mais ce sont les conseils qui forment la principale source décisionnelle locale.
Les décisions y seraient prises par la majorité. Elle permet, selon M. Bookchin, l’exposition d’arguments plus réfléchis où les questions seraient discutées puis rediscutées. Le consensus ne permettant que peu d’opposition selon lui. Cette idée n’est pas reprise forcement en pratique, ce choix dépend en fait du milieu, des cultures et des situations dans lequel se trouve le conseil.
Bookchin reprend l’un des préceptes des libertaires : tout être humain a les compétences de gérer les affaires de la communauté dont il est membre. Et que toute politique n’ayant pas été proposée, discutée puis décidée par le peuple n’a pas de légitimité démocratique. (3)
« Il connaît plus ou moins les affaires de sa commune, il s’y intéresse beaucoup, et il sait choisir dans son sein les hommes les plus capables de les biens conduire. Dans ces affaires, le contrôle lui-même est possible, puisqu’elles se font sous les yeux des électeurs, et touchent aux intérêts les plus intimes de leur existence quotidienne. C’est pourquoi les élections communales sont […] les plus réellement conformes aux sentiments, aux intérêts, à la volonté populaires. » – Bakounine. (4)
Plus loin encore, le municipalisme libertaire considère qu’en cas de confrontation militaire avec un·e adversaire, les milices populaires à l’image des zapatistes, des colonnes de la CNT de 1936, de l’armée noire de Makhno ou encore des citoyen·ne·s‑soldat·e·s d’Athènes, permettent un basculement de force important – utile lorsque l’on confronte un·e ennemi·e plus grand·e (5) – basé sur le combat urbain et rural stratégique, réfléchi, rapide, indépendant et adaptable.
Sans uniformes mais bien formé·e au combat, le·a citoyen·ne-soldat·e se bat volontairement pour protéger sa liberté, les conseils, ses projets, ses camarades, ses ami·e·s, et cela en connaissant le terrain, en s’y étant entraîné·e parallèlement à ses activités : embuscades, sabotages et improvisations permettent de mettre en déroute un·e ennemi·e puissant·e et lent·e dont les structures hiérarchiques empêchent l’originalité stratégique. De son côté la milice apprend des stratégies militaires de son ennemi·e et peut ainsi prévoir une défense.
Bien sûr cette milice est populaire donc volontaire. Cette stratégie ne souhaite pas former une grande armée asservie mais bien une assemblée de citoyen·ne·s convaincu·e·s, uni·e·s, solidaires et conscient·e·s de leurs actes. Ces milices n’exclues pas l’existence de commandement comme l’anarchisme n’exclut pas la présence d’expert·e·s, de formateurs et formatrices, de professionnel·le·s etc. Ces « chef·fe·s » militaires sont élu·e·s par les citoyen·ne·s‑soldat·e·s par le biais de conseils, assurant ainsi la légitimité de ce·tte chef·fe à mener un combat.
A propos de l’autodéfense, John Clark dans « Introduction à la philosophie écologique et politique de l’anarchisme » écrit : « C’est un principe fondamental de l’anarchisme que la défense de la communauté doit résulter de l’action volontaire des gens. […] Les anarchistes pensent fermement que « la guerre est la santé de l’Etat » et que, par conséquent, elle risque toujours de porter atteinte à la liberté sinon de lui être fatale. Militariser une société pour combattre l’autoritarisme c’est, du coup, faire triompher l’autoritarisme. […] Une communauté unie (par exemple, une société tribale) n’a pas de difficulté à assurer une participation à sa défense, bien que l’exigence anarchiste du volontariat devienne de plus en plus difficile à remplir au fur et à mesure que s’accroît la menace pour le groupe. […]
Par exemple, le mouvement paysan anarchiste makhnoviste en Ukraine a développé des méthodes très efficaces de guérilla contre des adversaires de force supérieure et dans des combats qui durèrent entre 1918 et 1921. Le succès militaires des makhnovistes prirent fin seulement lorsque leur armée, alors décimée après des victoires remportées contre les forces de droite, fut attaquée par leur « allié », les bolchéviques. […] (En parlant des communautés espagnoles) En fait, le soutien et le moral déclinèrent de façon significative uniquement quand les milices furent militarisées par les soins de l’Etat. »
Bookchin insiste aussi sur le caractère ouvert de ce modèle démocratique : ce n’est pas le·a prolétaire qui y est adulé·e mais le·a citoyen·ne et la lutte des classes est mise de côté au profit d’une démocratie locale visant l’évolution croissante des consciences et idées libertaires :
« Les anarchistes communautaires ne concentrent pas toute leur attention sur le lieu de travail ni même sur l’économie (aussi importantes qu’ils puissent être) mais plutôt sur une communauté totale, avec tous ses éléments entrelacés, comme le travail, le jeu, l’éducation, la communication, le transport, l’écologie, et ainsi de suite. Ils affirment qu’isoler les problèmes de production de leur contexte social peut mener tout droit à l’éternelle erreur marxiste qui consiste à combattre l’exploitation économique tout en perpétuant et, peut-être même, en développant d’autres formes de domination. […] [à propos de la lutte des classes] Cette foi persiste encore.
[…] Le culte de la classe ouvrière du salut par le travail paraît de moins en moins attrayant dans une société où le travail devient de plus en plus fragmenté et abstrait, dans laquelle l’appartenance de classe se définit moins clairement et devient moins essentielle pour la reconnaissance sociale, et où la consommation privée devient l’ultime refuge de l’individu désocialisé. » (6)
Le municipalisme irait dans le sens de « la vie dans son ensemble » ne prenant pas le « travail » comme base idéologique. Le citoyen·ne, la nature et la vie font objets de point de départ à cette idéologie tandis que les rapports de classes et l’économie sont développés a posteriori. L’une des stratégies essentielle du municipalisme libertaire est l’éducation populaire et évolutive. On peut citer quelques exemples : l’accès aux conseils politiques est établi à 15 ans, l’implication à la vie de la commune et le temps qui y est consacré motive la réflexion politique et émancipatrice, on se détache de la nation pour se rapprocher du local à travers des conseils et des assemblées.
Plus il ou elle pratique les idées démocratiques, plus le ou la citoyen·ne se rapproche de sa commune (et de ses concitoyen·ne·s) et agira en son sens, le plus iel y participera — en sa volonté et sa durabilité — le plus iel s’émancipera de son travail.
On note aussi son opposition à l’anarchisme individualiste dans la revue canadienne « Relations », Claude Rioux explique les craintes de Bookchin : « L’anarchisme peut être « contaminé » par le contexte et l’environnement bourgeois qu’il combat. Les travers de l’introspection et du narcissisme de la génération des baby-boomers alimentent l’émergence d’un anarchisme plus proche de la psychothérapie que de la révolution : un aventurisme inconscient fait d’aversion pour la théorie, une célébration de l’incohérence théorique sous couvert de pluralisme, un engagement apolitique et anti-organisationnel dans une recherche de la joie de vivre intensément orientée vers soi-même. […] Cette subordination du collectif à l’ego et de la société à l’individu, nous dit Bookchin, est courante dans l’anarchisme comme mode de vie, qui tend à la privatisation des angoisses communes et à la sanctification du soi comme refuge au malaise social. »
Rioux ajoute que cette vision a des conséquences sur le mouvement libertaire, notamment une exaltation du consensus (la majorité est illégitime même contre l’opinion d’un·e seul·e individu·e) et de la spontanéité individuelle aux dépens de l’organisation démocratique, plus à même d’établir des institutions autogérées ayant du pouvoir contre la domination capitaliste et les institutions hiérarchisées. » (7)
« En 1984, il est invité à la rencontre internationale «Ciao anarchici», à Venise. Janet Biehl, qui a été sa compagne pendant vingt ans et lui a consacré une biographie, raconte comment il est monté à la tribune habillé d’un uniforme de travail vert, une rangée de crayons de mécanicien dans sa poche de chemise : «Il leur a dit : “Les mouvements féministes, écologistes et communalistes doivent créer des communautés humaines décentralisées adaptées à leurs écosystèmes. Ils doivent démocratiser les villages et les villes, les confédérer, et créer un contre-pouvoir face à l’État.”»
La rencontre se révèle catastrophique. On lui objecte que les gouvernements municipaux ne sont que des États-nations en miniature ; les conseils de citoyen·ne·s, de petits Parlements. Les participant·e·s rejettent le principe du vote à la majorité, associé à une tyrannie du plus grand nombre. Bookchin en conclut que l’anarchisme est incompatible avec le socialisme. En plaidant pour la souveraineté de la personne, et non du peuple, les anarchistes de son époque se complaisent à ses yeux dans une simple radicalité «de style de vie». Il décide de se retirer de la politique. » (8)
Économie municipaliste, une société Post-rareté
Même si Bookchin affirme son scepticisme vis-à-vis de l’efficacité politique de la coopérative — dans économie de marché ou économie de morale : « Aucune ferme biologique ne peut concurrencer victorieusement l’agrobusiness, et aucune coopération alimentaire ne peut l’emporter sur un marché par ses prix ou son offre de produits » — elle n’est pas incompatible avec le municipalisme.
Pour lui, le profit, le rendement et la concurrence finissent toujours par s’imposer dans n’importe quelle coopérative. Les entreprises alternatives se transforment inévitablement en entreprises comme les autres. L’objet produit par la coopérative reste autant une marchandise impersonnelle que celle produite par une grande entreprise. Par la coopérative l’existence de la marchandise, et donc du capitalisme, n’est pas remise en question.
La coopérative n’a de sens qu’une fois le capitalisme abolit : elle reste œuvre vaine sinon. (9)
Les entreprises privées, publiques ou coopératives seraient en quelque sorte « municipalisées » par la collectivité : les actionnaires sont jeté·e·s et les travailleureuses, confondu·e·s avec les conseils citoyens, décident de la marche à suivre.
Il faut que la coopérative de production, d’habitation, agricole… se rallie volontairement à la municipalité et ses conseils, elles deviennent des institutions participatives :
« Contre les coopératives et la propriété publique, l’auteure [Janet Biehl] préconise la municipalisation de l’économie qui « signifie la « propriété » et la gestion de l’économie par les citoyens de la communauté. » Dans ce système, « la richesse, la propriété et les moyens de production seraient remis à la municipalité. » […] De prime abord, cela ne pose aucun problème aux partisans du municipalisme libertaire puisque la démocratie ne serait qu’une question d’échelle : « L’assemblée déciderait non seulement de la production, mais également de la distribution des moyens d’existence matériels, remplissant ainsi la promesse de l’après-rareté. » Plusieurs objections peuvent être faites à ce postulat. […]
La municipalité devenant propriétaire des moyens de production, les citoyen-nes de celle-ci sont donc censé-es déterminer les conditions de la production, ce qui fait dire à Janet Biehl que « ceux qui travaillent dans une usine participeraient à l’élaboration des politiques non seulement pour cette usine, mais pour toutes les autres, aussi bien que pour les fermes ; non pas à titre d’ouvriers, de fermiers, de techniciens, d’ingénieurs ou de professionnels, mais en qualité de citoyens. »
[…] La relocalisation de l’économie est un objectif indispensable de toute politique écologique visant à limiter les émissions excessives de gaz à effet de serre qui mettent en danger l’existence même de la vie humaine sur cette planète. Il n’en reste pas moins que pour certaines productions, les économies d’échelle sont aussi une source d’économies énergétiques qui peuvent avoir un effet écologique positif, ce qui n’a pas échappé à Janet Biehl : « À l’échelon confédéral, les diverses municipalités partageraient les ressources et prendraient des décisions concernant la production et la distribution. […]
« Si une municipalité essayait de s’enrichir au détriment des autres, ses partenaires confédérées auraient le droit de l’en empêcher. Une politisation complète de l’économie prendrait place, étendant l’économie morale à une échelle plus large. » (10)
Le municipalisme s’oppose à la nationalisation ou appropriation des moyens de production par l’État qui aboutirait à une nouvelle forme de propriété privée en propriété étatique : Cela viendrait changer la forme du pouvoir sans l’abolir. Il s’oppose logiquement à la propriété privée pour son caractère aléatoire, individuel, concurrentiel etc. (voir critique du capitalisme).
« Toute unité économique de propriété privée, qu’elle soit gérée collectivement ou par des directeurs, propriété de travailleurs ou d’actionnaires, est non seulement sujette à être assimilée par le système capitaliste, mais condamnée à l’être un jour, que cela plaise ou non à ses membres. tant et aussi longtemps que durera le capitalisme, la concurrence exigera toujours des entreprises comprises en son sein qu’elles recherchent les coûts les plus bas (y compris celui de la main‑d’œuvre), des marchés plus grands et des avantages sur leurs rivales, pour maximiser les profits. Elles auront toujours tendance à apprécier les êtres humains selon leur niveau de productivité et de consommation de préférence à tout autre critère. » Biehl (11)
Il faut donc, pour abolir l’État et le capitalisme, établir une municipalisation de l’économie : chaque municipalité s’approprie les moyens de production et ceux-ci doivent être contrôlés et gérés par les citoyen·e·s dans l’intérêt de toute la communauté et de ses besoins. Ce qui résoudrait le problème de la marchandise et de sa nature.
« C’est l’un des rares textes (From Urbanization to Cities) consacrés par Bookchin à l’économie. Pour l’essentiel, il constitue une critique radicale de l’ « économie de marché », mais – et c’est là son originalité et, peut-on penser, son intérêt – ce n’est en rien une critique d’économiste, qui mettrait en évidence les dysfonctionnements, les absurdités ou l’inéluctabilité de la crise de cette économie. […]
Presque toutes les municipalités avaient dans le passé été fragmentées par des différences de statut économique, avec des classes pauvres, moyennes et riches dressées les unes contre les autres jusqu’au point de ruiner les libertés municipales, comme le montre clairement l’histoire sanglante des communes du Moyen-âge et de la Renaissance en Italie. […]
À une échelle sans précédent dans l’histoire américaine, une énorme variété de groupes de citoyens ont rassemblé des gens de toute origine de classe dans des projets communs autour de problèmes souvent à caractère local mais qui concernent la destinée et le bien-être de l’ensemble de la communauté. […]
La propriété privée, au sens traditionnel du terme, qui perpétuait le citoyen en tant qu’individu économiquement autosuffisant et politiquement indépendant est en train de disparaître. Elle ne disparaît pas parce que le « socialisme rampant » a dévoré la « libre entreprise » mais bien parce que la « grande firme rampante » a tout dévoré – ironiquement au nom de la « libre entreprise ». L’idéal grec d’un citoyen politiquement souverain qui pouvait juger rationnellement des affaires publiques parce qu’il était libéré du besoin matériel et du clientélisme n’est plus qu’une moquerie. […]
Le municipalisme libertaire propose de redéfinir la politique pour y inclure une démocratie communale directe qui s’étendra graduellement sous des formes confédérales, en prévoyant également une approche différente de l’économie. Le municipalisme libertaire propose que la terre et les entreprises soient mises de façon croissante à la disposition de la communauté, ou, plus précisément, à la disposition des citoyens dans leurs libres assemblées et de leurs députés dans les conseils confédéraux. […]
La maxime de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins, cette exigence célèbre des différents socialismes du XIXe siècle, se trouverait institutionnalisée comme une dimension de la sphère publique. […]
Aucune communauté ne peut espérer acquérir une autarcie économique, ni ne devrait essayer de le faire. Économiquement, la large gamme de ressources nécessaires à la production de nos biens d’usage courant exclut l’insularité refermée sur elle-même et l’esprit de clocher. Loin d’être une contrainte, l’interdépendance entre communautés et régions doit être considérée – culturellement et politiquement – comme un avantage.
L’interdépendance entre les communautés n’est pas moins importante que l’interdépendance entre les individus. Si elle est privée de l’enrichissement culturel mutuel qui a souvent été le produit de l’échange économique, la municipalité tend à se refermer sur elle-même et s’engloutit dans une forme de privatisme civique. Des besoins et des ressources partagés impliquent l’existence d’un partage et, avec le partage, d’une communication, d’un rajeunissement grâce à des idées nouvelles et d’un horizon social élargi qui facilite une sensibilité accrue aux expériences nouvelles. » — Jean Vogel (12)
Il faut donc, pour abolir l’Etat et le capitalisme, établir une municipalisation de l’économie
L’automatisation et les machines peuvent créer une société d’abondance au sein de laquelle tous les travaux pénible pourraient être effectués par des machines.
« Selon Colin Ward, l’expérience a révélé que les propositions de travail intensif, de production vivrière décentralisée, faites par Kropotkine il y a un siècle, sont tout à fait praticables. Comme il l’a remarqué, l’expérience japonaise (évolution de l’insuffisance du travail domestique vers l’auto-suffisance jusqu’à une surproduction excessive) illustre la vraisemblance technique des propositions de Kropotkine quant à la productivité plus que suffisante de l’agriculture intensive. […] Le groupe de technologie intermédiaire de E.F. Schumacher a perpétué la tradition de penseurs comme Kropotkine et Williams Morris en développant des technologies dites appropriées qui permettront aux sociétés en développement de résoudre leurs problèmes de rareté et de chômage, tout en évitant les conséquences désastreuses de l’urbanisation et une lourde industrialisation.
Ce sera l’abondance des technologies et du temps libre dégagé par celle-ci : « la technologie insérée dans le capitalisme ne peut être qu’aliénante et destructrice tandis que dans une perspective libertaire elle peut être véritablement libératrice tout en étant anti-productiviste et écologique de cette manière le temps libre en tant que privilège social peut être abolie. » (13)
Ce temps libre permet aux individu·e·s d’exercer et d’affûter leur capacité politique, d’établir une éducation populaire et de mettre en place les stratégies du municipalisme libertaire étudiées dans la partie précédente.
Pratique du municipalisme libertaire : écologie sociale
Pour ce qui est de la pratique du municipalisme / communalisme nous ne manquons pas d’exemples historiques : la commune de Paris, celles de Kronstadt, celles de la CNT espagnoles, celles des Zapatistes etc.
Aujourd’hui il existe des possibilités municipalistes libertaires dans certaines communes françaises, ancrées depuis toujours dans les traditions de la gauche radicale. Comme cela fut le cas à Vandoncourt en 1971 :
« En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, dans un village aseptisé par manque de projets, un sondage est organisé, un programme élaboré, une liste déposée, un slogan diffusé : on est plus intelligents à plusieurs que seul ! La liste l’emporte. […] Une fois en place, la nouvelle équipe met en pratique les principes qui l’ont fait élire : information libre et transparente, aucun sujet tabou, commissions extra-municipales en place sur divers sujets (enfance, bâtiments, budget…) ouvertes à tous, réunions publiques mensuelles informant ceux qui ne peuvent se rendre aux réunions préparatoires, conseil des jeunes, des anciens, des associations ! […] Démocratie directe va de pair avec autogestion et contrôle populaire… » (14)
En 1971 le village est passé en démocratie participative. Le fonctionnement est de type autogestion. La vie démocratique s’organise grâce à :
• un conseil de treize membres élus ;
• un conseil des jeunes ;
• un conseil des anciens ;
• un conseil des associations.
Les conseils se réunissent, au moins chaque mois, ce sont là soixante citoyens rassemblés. Sept commissions sont mises en place (scolaire, budget, technique, développement économique, sociale, fêtes et cérémonies, environnement). Ce sont elles qui s’informent des besoins, qui élaborent les solutions pratiques et qui contrôlent les réalisations. Elles sont sous le contrôle des conseils. Ainsi la commission des finances est composée d’élus et de non-élus. (15)
Ces expériences alimentent les récits de politique-fiction municipaliste tel que La Commune Libre de Saint-Martin – Une expérience communale du XXI ème siècle, de Jean-François Aupetitgendre :
« [Q]uant aux conflits personnels, ils étaient mis en exergue par la pratique démocratique. Dans les débats, il apparaissait souvent que deux propositions antagonistes n’avaient pour principal motif qu’une rivalité amoureuse, une vieille dispute mal résolue, des jalousies diverses et variées, voire des difficultés tout à fait intimes. Le besoin de pouvoir de celui qui se sent terne, la critique permanente de celui qui ne croit plus en lui, la violence de celui qui n’arrive pas à dire ce qu’il veut, le dépressif qui découragerait un régiment d’entrepreneurs, le parano qui sait bien que tout est fait pour lui nuire, le frustré qui ne jouit que de la frustration de l’autre, le névrosé qui regrette que deux et deux fassent quatre, le psychotique qui sait bien que deux et deux font cinq mais s’en fout, tous ces travers bien
humains rendaient la vie des comités parfois intenable».
« Chaque membre des conseils fut doté d’une série de cartons de couleur lui permettant d’exprimer sa position dans le débat. Le carton vert signifiait : Je me sens bien dans cette proposition, le carton bleu : Je n’ai pas d’opinion et je laisse faire les choses, le marron : J’ai besoin de plus d’explication, le violet : Je suis réservé et propose un amendement, le rouge : Je m’oppose à la proposition et veux en changer. Au fur et à mesure des débats, la couleur dominante apparaissait rapidement et aucune décision ne pouvait être prise avant que les couleurs vert et bleu ne se soient imposées, c’est-à-dire qu’un consensus général ne soit obtenu.
De la même manière, l’usage d’un bâton de parole fut mis à l’honneur. Un bricoleur martinois de génie mit au point un tube lumineux qui s’allumait au contact de la main et s’éteignait de lui-même au bout de cinq minutes. (…) Cette pratique évita la monopolisation des débats par les forts en gueule, obligea chacun à préparer soigneusement ses interventions et mit fin aux brouhahas insupportables ». (16)
Pour finir, au niveau local, dans la pratique du municipalisme libertaire apparaît l’écologie car, en prenant possession des entreprises, les citoyen·ne·s ne peuvent mettre en péril leur propre environnement, leur air et leur eau sans en avoir conscience : les citoyen·ne·s pleinement impliqué·e·s et informé·e·s n’iront en aucun cas voter pour des pratiques qui conduiraient à la destruction de leur communes (sauf en cas de besoin vital).
Dans cette même logique, les délégué·e·s confédéraux·les sont envoyé·e·s par et pour donner l’avis des communes — sur les normes à établir au niveau confédéral — au sujet de la production, de la distribution ou du transport.
Toujours en dehors des institutions dominantes, les communes permettent de changer radicalement les pratiques des entreprises et leurs impacts sur l’environnement. La commune sait de quoi elle a besoin, elle demande ; elle sait comment et pourquoi, elle dirige, coordonne, délègue, révoque via les conseils citoyens.
Dans le programme électoral des verts de Burlington :
« Nous voulons créer une nouvelle politique pour Burlington, une politique qui soit fondée sur l’écologie, le contrôle de la croissance, une économie morale, la justice sociale et une véritable démocratie de la base. […]
Les verts de Burlington veulent un moratoire sur la croissance. Il est essentiel que les citoyens aient le temps de discuter, dans des assemblées publiques, le problème qui se pose à burlington et de décider démocratiquement comment notre communauté peut se développer selon des normes écologiques, humanistes et rationnelles. […]
Nous voulons que des efforts sérieux soient faits pour employer des sources d’énergie renouvelables comme l’énergie solaire, éolienne et à base de méthane. Le recyclage et la réduction des déchets devraient être une priorité, tout comme la mise en place d’un programme régional pour le partage de nos ressources énergétiques avec les communautés voisines.» (17)
« Les Burlington Greens du Vermont ont utilisé ce document comme programme électoral en mars 1989, quand ils ont présenté deux candidats au conseil municipal et un à la mairie, lors d’une campagne municipaliste libertaire. » (18)
Thibaud Casas
Notes et références :
(1) : Politikon : https://www.youtube.com/watch?v=lV4U5oY9XBc
(2) : https://vivelademocratieblog.files.wordpress.com/2016/05/le-municipalisme-libertaire.pdf
(3) : « […] C’est seulement l’administration de ces directives politiques qui peut être confiée à des conseils, des commissions ou des collectifs d’individus qualifiés, éventuellement élus, qui exécuteraient le mandat populaire sous contrôle public et en rendant des comptes aux assemblées qui prennent les décisions… » – Bookchin – Une société à refaire, éditions Écosociété, 1993, p. 255–256.
(4) : Les Ours de Berne et l’Ours des Saint-Pétersbourg
(5) : En nombre et en ressource
(6) : — John Clark dans « Introduction à la philosophie écologique et politique de l’anarchisme ».
(7) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Murray_Bookchin
(8) : https://www.monde-diplomatique.fr/2016/07/FERNANDEZ/55910
(9) : Politikon : https://www.youtube.com/watch?v=lV4U5oY9XBc
(10) : https://www.economie.org/blog/janet-biehl-le-municipalisme-libertaire/ Cette source est utilisée uniquement car elle relate le livre de Janet Biehl
(11) : Le municipalisme libertaire, p. 130
(12) : https://populaction.com/murray-bookchin-municipalisme-libertaire-nouvelle-politique-communale/ : Economie : Extraits de From Urbanization to Cities (Londres, Cassell, 1995). Traduit par Jean Vogel pour la revue Articulations.
(13) : John Clark dans Introduction à la philosophie écologique et politique de l’anarchisme
(14) : Vandoncourt : https://matricien.wordpress.com/politique/anarchisme/vandoncourt/
(15) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Vandoncourt
(16) : https://populaction.com/la-commune-libre-de-saint-martin-une-experience-communale-du-xxieme-siecle-ou-comment-de-simples-citoyens-peuvent-ensemble-trouver-les-moyens-de-regler-les-problemes-du-travail-de-la-fermetur/
(17) : https://vivelademocratieblog.files.wordpress.com/2016/05/le-municipalisme-libertaire.pdf p. 198–200
Annexes :
1. Le municipalisme libertaire de Janet Biehl :
https://vivelademocratieblog.files.wordpress.com/2016/05/le-municipalisme-libertaire.pdf
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Municipalisme_libertaire
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Murray_Bookchin
4. Introduction à la philosophie écologique et politique de l’anarchisme de John Clark :
https://www.academia.edu/3188213/Introduction_à_la_Philosophie_Écologique_et_Polit que_de_LA narchisme_PDF_
5. Urbanization Without Cities: The Rise and Decline of Citizenship, Murray. Bookchin :
https://libcom.org/library/urbanization-without-cities-rise-decline-citizenship
6. Social anarchism or lifestyle anarchism: an unbridgeable chasm – M. Bookchin :
https://libcom.org/library/social-anarchism–lifestyle-anarchism-murray-bookchin