jour zéro
Mon très cher cœur,
Aujourd’hui, tu as été brisé à nouveau. On t’a pris à grande force et on t’a jeté au sol, où tu t’es brisé en mille fragments. Je les ai rassemblés et j’en ai fait un pendentif. Quand tu seras réparé, je te glisserai doucement dans ma poitrine; pour l’instant, je te porte autour du cou. J’attendrai le temps qu’il faudra pour toi, mais je t’en prie, mon très cher cœur, ne reste pas attaché au garçon qui t’a détruit. Je vais refaire la décoration de ma chambre, j’ai besoin de changer ce qui m’entoure. J’avais collé sur mon mur une étoile en direction de sa maison, je dois l’enlever.
jour deux
Aujourd’hui j’ai voulu écouter la radio, mais le vieux poste de maman m’a tout de suite passé une chanson sur un autre cœur brisé. Je l’ai éteint. Je me suis assise à la fenêtre et j’ai regardé les rues de Tlemcen à la place. Toute la journée, les familles ont défilé dans les jardins des palais, pour profiter des derniers instants de l’été. Je ne suis pas sortie. La peur de le croiser sans doute.
J’ai rallumé le poste ce soir. Il passait toujours des chansons de rupture mais je l’ai mieux vécu, je ne sais pas vraiment pourquoi. Peut-être que les paroles n’ont pas réussi à résonner en moi comme celles de ce matin.
jour sept
Deux des fragments ont fusionné cette nuit, j’imagine que ça veut dire que ta reconstruction avance,mon très cher cœur. J’aimerais savoir comment aller plus vite mais je doute fort de l’existence d’une recette magique. Je suis beaucoup sortie ces derniers temps, finalement. Tlemcen est si belle en cette saison, il serait dommage de s’en priver. Je ne l’ai pas revu. Un caissier m’a sourie en me disant “et avec ça, ce sera tout ?”. Il avait un très beau sourire. Je suis rentrée, j’ai gribouillé son visage sur un coin de feuille puis je l’ai barré en tous sens. Il ne t’aura pas, mon très cher cœur.
jour douze
Je l’ai revu. On se serait cru dans un film. Il était au bout de la rue. Cela n’a duré que quelques secondes, puis il a détourné le regard et s’en est allé. Un grand chahut s’est installé dans mon ventre. Tu ne t’es pas rebrisé, mon très cher cœur, c’est bon signe non ? C’est que les papillons sont passagers.
jour dix-sept
J’ai retrouvé des babioles à lui dans ma chambre. Je ne sais pas quoi en faire. Je te tiens au courant, très cher cœur. J’ai creusé une tombe. C’est un peu dramatique, mais parfois il faut savoir ajouter un peu de drame à sa vie. J’y ai jeté tout ce qui me faisait penser à lui : une bague qu’il avait laissée chez moi, une feuille avec son numéro de téléphone, trois roses pour les trois années que nous avons passées ensemble et un petit gland qui avait commencé à germer. J’ai tout recouvert de terre. Dans dix ans, peut-être que des amoureux viendront se reposer auprès d’un arbre planté par un cœur brisé, qui sait.
jour dix-huit
Cette nuit, plusieurs fragments se sont rassemblés — j’imagine que mon délire d’hier a marché. Il n’y a plus que trois parties différentes de toi, mon cœur; j’espère te récupérer vite.
jour vingt-deux Peu de choses se passent en ce moment, mon très cher cœur. L’école me demande toute entière; au moins, je ne pense plus à lui. Le soir avant de sombrer dans le sommeil, je me demande parfois quel sortilège avait-il bien pu me jeter. Il n’est même pas si beau que ça, avec le recul. L’amour rend bête, j’imagine. Il est terriblement tard mais je ne trouve pas le sommeil, la nuit est trop chaude pour moi. Je vais attendre encore un peu, essayer de déchiffrer les étoiles…
jour vingt-sept
J’ai passé une terrible nuit. Je n’ai pu dormir tant les larmes ruisselaient sur mon visage sans raison apparente. Est-ce de ta faute, mon très cher cœur? Qu’ai-je bien pu te faire pour te mettre dans un état pareil ? Cela fait des jours que son visage ne m’avait pas traversé l’esprit et pourtant me voilà, à lentement submerger ma chambre de larmes incompréhensibles. L’esprit est décidément un instrument cruel, n’est-ce pas, mon très cher cœur ?
Je me suis toutefois réveillée avec une sensation de paix intérieure, qui s’est expliquée lorsque j’ai vu que tes fragments s’étaient encore rapprochés. Il n’y a plus que deux bouts de toi, mon très cher cœur, et j’espère qu’ils ne feront plus qu’un prochainement.
jour trente et un
C’est dans la nuit que les deux derniers fragments se sont fondus en un. Te voilà enfin complet, mon très cher cœur. Tu formes désormais un seul magnifique ensemble de verre rouge dans lequel la lumière se reflète. Cette nuit j’allumerai des bougies. J’écrirai sur un papier que je m’engage à ne pas te laisser être brisé à nouveau, puis je scellerai ce papier. Ensuite, je te mettrai tout doucement dans ma poitrine. Et nous pourrons enfin vivre ensemble à nouveau, mon très cher cœur.
Séraphin POIRIER