Il m’avait dit qu’on se retrouverait près du grand portail du cimetière, celui juste au bout de ma rue. Quelques jours plus tôt, j’avais montré des signes de faiblesse. Je m’étais terrée dans un silence de mort, Morte était ma joie de vivre, mortes étaient mes ambitions. Alors, oui, à ce moment-là, j’avais besoin de parler à quelqu’un. Je savais qu’il était la bonne personne pour cela, car un amour indescriptible nous avait déjà unis par le passé, un amour toujours en filigrane, planant, voltigeant au-dessus des mots et des actes.
Il y avait un vieil homme au crâne dégarni qui se promenait d’allée en allée, cherchant la tombe qu’il était venu honorer. Comme si l’automne avait balayé avec les feuilles des arbres toute la mémoire des morts. Alors je pensai : « Il se passerait quoi, si on oubliait les morts ? Est-ce qu’on serait plus heureux ? ». Tout compte fait, je pense qu’on aurait plus de temps pour penser à ses propres problèmes.
- Dur lendemain de soirée ? scanda une voix frivole derrière mon épaule.
Il était campé sur ses deux pieds, les mains dans les poches et des poches sous les yeux. Le Soleil, pour être apprécié à sa juste valeur, avait choisi de se refléter sur sa peau. Des volutes de musc blanc se dégageaient de son cou quand je m’approchai pour l’embrasser. Le vieillard s’était arrêté net pour contempler d’un œil curieux une plaque presque aussi vieille que lui.
- Je ne sais pas trop ce qui est le plus dur, entre la soirée et son lendemain, tu sais. Après tout, ils se confondent au bout d’un moment, répliquai-je.
Ses yeux suivirent la trajectoire perdue des miens. Un soupir. De soulagement ?
- C’est la continuité qui fait le tout. Imagine ne vivre qu’un jour. Tu ferais quoi, toi ?
J’oubliai que j’étais avec lui dans ce cimetière, plantée là comme un pantin désarticulé. J’oubliai que ma vie ne semblait tenir qu’à un fil, qu’aucun funambule n’avait plus le courage de s’y aventurer, moi y compris. Mes pensées s’étaient organisées en silence, sans me prévenir. J’avais compris que j’aurais aimé être quelqu’un d’autre.
J’ai cru si fort en un bonheur simple et enfantin que les fenêtres se sont brisées, que les roses se sont fanées. Je saisis à la gorge cette peur qui me hantait. Honte de ne pas être aimée, solitude qui me consumait, jalousie envers les êtres adorés. Le sentiment d’être constamment piétinée. Une vie se doit d’être appréciée. Un beau jour, la nuit tombera, mais une lueur l’illuminera.
« Je me sens si seule, si tu savais… » soufflai-je dans un murmure. « En fait, je crois que j’ai trouvé la personne que je veux être. La personne que je veux être a confiance en elle, elle marche droit devant, pas à pas, et ne revient pas en arrière. Elle est fière de ce qu’elle est, de ce qu’elle sait faire, de ce qu’elle aime. La personne que je veux être n’est pas en manque d’affection, elle est comblée de douceur et de tendresse. La sensualité l’anime et la remplit d’une euphorie soudaine, elle se laisse peu à peu glisser dans le gouffre de l’amour et n’en retourne pas. La personne que je veux être est cultivée mais n’en joue pas. Elle garde précieusement ce trésor de savoir, avant tout pour elle-même. Et, seulement après, pour quelque moment opportun. La personne que je veux être est entreprenante. Comme un enfant, la moindre chose attise sa curiosité insatiable. Elle cherche, découvre, s’ouvre aux autres. Elle sait qu’elle ne saura jamais tout, mais elle sait tout de même quelque chose, c’est déjà ça. La personne que je veux être n’a peur de rien. Elle s’élance dans le vide malgré son vertige, abandonne la rive pour des contrées exotiques. Bref, elle se libère de sa prison intérieure. »
Alors, il ne cilla pas, Il me regarda simplement de ces yeux pleins de malice, pour finir par me dire : « Et avec ça, ce sera tout ? »
Ludmila DEMIANENKO