Nous sommes une belle matinée de mars, du genre de celles qui donnent le sourire, parce qu’elle présage le printemps, et inspire un peu d’espoir aux dépressifs saisonniers, à qui un mois de grisaille de trop aurait été fatal.
— Et avec ça ? Ce sera tout ? lui demanda le jeune employé de boulangerie. Évidemment, ce sera tout, sinon il aurait demandé dès le début. Il n’était pas du genre à se faire avoir par ces techniques vicieuses de vendeurs cupides, celles qui vous font craquer au dernier moment, vous forçant presque à supplier cette petite viennoiserie imprévue qui vous fait de l’œil, là devant, derrière la vitrine toute propre. Il s’était bien fait avoir une fois en vérité, dans un moment de faiblesse, par un superbe éclair qui l’avait allumé au premier regard. Et puis il avait été déçu, dégueulasse l’éclair, que de la gueule, le pire de sa vie. Maintenant il ne regardait même plus les vitrines, il savait ce qu’il voulait et où aller le chercher. Ça l’énervait d’autant plus qu’il venait toutes les semaines. On pourrait lui demander : “ Comme d’habitude monsieur ? Deux traditions et un croissant ?”, mais non, ça n’arrivait pas, on avait l’impression de toujours faire face à un vendeur différent. Alors il continuait de demander deux traditions et un croissant, à chaque fois, en se rappelant une époque où la boulangère l’appelait par son nom, une époque bien lointaine.
Désormais ce n’était plus qu’un vieux crouton, le pas alourdi par son pain de ce jour qu’il soulevait péniblement, le regard dur, le cœur en miettes, le corps rassis par l’existence.
Il était aigri, toujours de mauvaise humeur, odieux, voire méchant. La plupart des gens ne lui en voulait pas particulièrement, ils avaient même un peu pitié de lui, se disaient qu’il avait dû être malmené par le destin, qu’il avait dû perdre sa femme, qu’il était amer comme un type qui avait tragiquement perdu sa femme.
Et c’était vrai, il avait perdu sa femme, en quelque sorte, le jour où elle était partie sans préavis, et sans jamais donner de nouvelles, il ne savait même pas où. Elle avait juste laissé un mot, Je Pars, sur la table, pour ne pas qu’il appelle la police, et elle avait disparu, même sa famille disait ne rien savoir. Lui, il avait plongé depuis, la tête la première, dans une mare de honte, de culpabilité, de désespoir, de merde, et il n’en sortait pas.
Certains jours, quand il marchait d’un point A vers un point B (il n’était pas du genre à se balader), il croyait l’apercevoir. Il la voyait souvent de dos, au loin, alors il s’efforçait de la rattraper, jusqu’à se rendre compte qu’il se trompait, que ce n’était pas elle, et il reprenait son chemin, silencieux, le regard vers le sol, les sourcils froncés comme un gosse, les lèvres tremblantes comme un vieillard.
Ce matin c’était différent, et au coin de la rue des opticiens et de celle des sex-shop, l’étroitesse du trottoir le fit tomber nez à nez avec Martine. Loin des trentenaires brunes avec lesquelles il la confondait toujours, elle était ravagée par le soleil et le tabac, combo gagnant de la dégradation des chairs. Plus que tout, elle avait vieilli, et il n’avait jamais pensé telle malédiction pour elle. Son cerveau l’avait fait baigner toute ces années dans le formol, hors du temps.
Si bien qu’il eut d’abord envie de vomir, de dégoût et de trac, un peu de surprise. Il ravala ses sentiments de justesse et s’arrêta net.
— Martine ?
— Alain ? C’est toi ?
— Qu’est-ce qu…
Il faillit lui demander ce qu’elle faisait là, des explications, pourquoi elle était partie il y a tant d’années déjà, tomber à genoux dans une lagune de larmes blanches, et puis il eut un flash.
Il se revit attendre cette femme pendant si longtemps, se rendant compte qu’il n’avait fait que ça depuis qu’elle n’était plus là, l’attendre. Tout ce temps il avait pensé à elle sans arrêt. Il avait imaginé tant de fois la croiser par hasard, la voir réapparaître. Chaque fois il la pardonnait, ils repartaient à zéro, à deux.
Et maintenant, alors qu’elle était là, devant lui, il ne voulait plus lui poser de questions. C’était vain, c’était trop tard. Il avait passé la plus grande partie de son existence à ne rien faire que penser à Martine, imaginant sa vie avec elle si elle n’était jamais partie, imaginant leur vie ensemble si elle revenait. Il lui avait donné tout son temps, il n’en avait plus pour
elle. Il se sentait stupide. Ça paraissait clair aujourd’hui. Il n’y avait aucune raison qu’elle revienne. Elle n’avait aucune raison de vouloir revenir. Et lui non plus ne le voulait pas. Ils n’avaient plus rien en commun, à part d’être vieux et laids.
Alors il la regarda une dernière fois, bien dans les yeux (dans lesquels la surprise avait laissé place à de la froideur), puis il reprit sa route avec détermination, la contournant, et elle n’essaya pas de le retenir.
Il était décidé à se reprendre en main, et à ne plus se lâcher. Il était vieux et moche, mais même quand on est vieux et moche, la vie n’est pas tout à fait finie, et pour unefois depuis longtemps, il avait envie de vivre.
L’envie de vivre, pilier de la survie de l’espèce, qui peut faire déplacer des montagnes, mais ne protège malheureusement pas d’une camionnette de livraison Chronopost au chauffeur trop pressé, qui percuta violemment Alain quelques minutes après sa renaissance, et prit la fuite, le laissant pour ce qu’il était, mort, mort-né.
Josig HERBRETEAU