Charlotte nous propose de prendre le temps de réfléchir durant cette dernière semaine de confinement avec une lettre s’adressant à l’ensemble des étudiants Insaliens ainsi que ceux à venir. Que cherchons-nous et où cherchons-nous? De nombreux étudiants ne savent pas encore pourquoi ils se sont engagés dans un cursus ingénieur ou ne trouvent pas de métier qui les intéresse. Notre aperçu du monde professionnel n’est malheureusement que partiel face à la diversité de domaines et métiers qui s’offre véritablement à nous, sortons donc des limites du campus de la Doua et du monde scientifique pur! Cette étudiante en génie mécanique interroge nos motivations à devenir ingénieurs, plus particulièrement « ingénieurs humanistes », et elle nous invite à penser et construire notre parcours professionnel selon les valeurs qui nous animent, l’esprit ouvert et confiant.
Cher Insalien, chère Insalienne. Félicitations, tu es maintenant dans une des plus grandes écoles post-bac, quel prestige ! Petit bizut du FIMI, tu dois bien te sentir perdu dans toute cette « grande famille », mais tu n’as rien à craindre, l’INSA est si fière de te compter parmi ses membres. Etudiant de cinquième année, ton destin est tout tracé ! Dans tes cinq ans d’études tu as entendu je ne sais combien de fois le célèbre « ingénieur à l’INSA ? Les plus grands groupes vont se battre pour t’avoir, quelle chance ! » . Mais est-ce seulement ce que tu veux ? Etre « ingénieur INSA » dans un groupe multinational ? Jusqu’à maintenant tu as peut-être continué sagement tes études sans jamais te poser la question, sans jamais te demander ce que tu faisais vraiment ici, en te laissant porter par le flot d’étudiants suivant leurs cours. Mais ça c’était avant que je n’arrive avec mon panneau te disant « Attention ! Océan en approche, présence de requins.». Il est temps de te réveiller et de te poser les bonnes questions, prends la barre, ta barque part à la dérive.
T’es-tu déjà demandé ce qu’était être ingénieur INSA ? Si l’on en croit la direction, un ingénieur INSA est un ingénieur « humaniste ». Image ou réalité ? Une école qui chaque année réduit le budget des sections culturelles (section art études par exemple) qui serre les dents à chaque demande de financement d’un spectacle, une école qui donne plus d’importance à ses grands partenaires qu’aux nombreux projets transverses qu’elle-même propose, une école qui a mis trente ans à reconnaitre et justifier les sections art-études par la mise en place d’un diplôme reconnu par l’état peut-elle être considérée comme humaniste ? Les plus perspicaces d’entre vous me diront « ça me parait logique, les grands groupes financent l’INSA, le service culturel pas du tout ! ». Et vous avez raison, l’INSA a sans doute écouté le conseil très actuel que nous donne Léodagan de Carmélide, personnage de la célèbre série française Kaamelott : « On peut douter de tout sauf de la nécessité de se trouver du côté de celui qui a le pognon. » Si je suis le raisonnement, il faut donc privilégier le profit à ses valeurs ? Si l’auteur Henrik Ibsen ne te dit rien, je t’encourage vivement à lire ou regarder sa pièce de théâtre Un Ennemi du Peuple qui traite admirablement bien de ce sujet. L’histoire traite d’une ville en Norvège dans laquelle prospère une grande entreprise de traitements des eaux, le maire étant le directeur de l’usine est considéré par tous les habitants comme le « sauveur de la ville ». Mais le beau-frère de ce directeur, après de nombreuses recherches, trouve enfin la faille : le système de traitement des eaux n’est pas viable et transfère à l’eau une bactérie infectant tous les habitants. Il tente par tous les moyens d’en informer le peuple, allant à l’encontre de son beau-frère qui soudoie le village entier pour noyer sa théorie. Spoiler alert, pour celui qui s’est battu pour ses valeurs et pour le bien du peuple, l’histoire ne finit pas bien… Si on analyse de plus près, si tout a mal fini pour lui ce n’est pas parce qu’il s’est battu pour ce qui était bon, mais bien parce que le peuple s’est rangé aveuglément, ou par peur, du côté de celui qui avait l’argent et le pouvoir.
Jusqu’à quand encore resteras-tu de ce bord-là ? Es-tu vraiment prêt à vivre une double vie ? Je ne te demande pas de tout remettre en cause et de tout classer en liste rouge mais juste d’avoir un autre regard sur ce qui se passe vraiment. On te vend les grands groupes comme « industrie de demain », portées sur l’écologie, avec de nouvelles technologies qui vont révolutionner notre manière de vivre, encore une fois je ne dis pas que toutes ces politiques de communication sont fausses, mais dans un monde où l’obsolescence programmée devient une réalité admise et acceptée de tous, je me permets d’émettre un doute… La situation actuelle est encore pire, et le chanteur Oldelaf le fait très justement remarquer dans sa chanson Qu’est-ce qu’on va en faire : « Le monde est une brocante, il veut l’obsolescence ». Même topo pour ton lieu d’étude. Proposer des conférences, des afterworks, des débats ou des réunions pour construire l’énergie de demain, est-ce suffisant pour contrer les géants qui constituent nos partenaires ? Thalès, SKF, Michelin, Vinci, Airbus, tous ces grands groupes proposent-ils vraiment des méthodes d’écoconception ou n’est-ce qu’une manière de se faire une belle image pour mieux recruter et mieux vendre ? On peut citer le parfait exemple des constructeurs automobiles qui viennent fausser leurs résultats d’émission pour se rendre plus « eco-friendly » auprès des clients… Il s’agit de cette même école qui te proposera comme seul cours d’écoconception « le monde va mal, si on ne fait rien dans 20 ans, il n’y aura plus rien sur Terre, il faut agir, point. » sans te donner les véritables clés. Encore une fois, je ne te dis pas qu’il faut forcément tout remettre en cause et arrêter tout ce que tu fais, je te propose juste quelques questionnements qui selon moi sont nécessaires à tout élève ingénieur.
Si je peux te donner un conseil pour avoir ce regard neuf, pratique une activité en dehors de l’INSA. Confronte-toi à la vie en dehors du campus. Inscris-toi dans une association, une activité artistique, quelque chose qui te fera sortir du domaine ingénieur. Rassure-toi, cette activité ne te dégoûtera pas du métier d’ingénieur, elle te permettra juste de t’ouvrir à d’autres horizons, te montrera de nombreux nouveaux domaines qui demandent bien plus tes compétences et ton savoir que l’industrie de masse. Elles ne se présenteront pas à toi puisque, toutes humbles, elles ne veulent pas s’imposer mais sois sûr qu’elles ne demandent qu’une chose, un futur vrai et durable. Intéresse-toi seulement à elles, si elles ne t’intéressent pas, très bien, au moins ma lettre aura eu son effet, elle t’aura fait réfléchir..
Si, comme moi, tu te poses ces questions depuis longtemps, que tu ne te sens pas chez toi ici puisque tout est contraire à tes valeurs, ne fuie pas devant le monde de l’ingénierie. Au contraire, vire de bord et va toute voile dehors dans cette direction ! Prête attention, le courant de l’industrie de masse est fort, ne te laisse pas emporter, le tournant vers les entreprises nouvelles et qui correspondent à tes valeurs est serré, mais en étudiant bien le courant qui t’emporte et la direction du vent qui gonfle ta grande voile, tu seras à même de contourner cet obstacle et de prendre le virage à temps. Le monde a besoin d’ingénieurs comme toi, qui se posent des questions, qui remettent en cause ce qu’on leur apprend, qui sait en tirer le bon pour le mettre au service des plus faibles. Partir faire de l’humanitaire pour donner des bouteilles d’eau dans un village africain qui en manque est une volonté notable, utiliser tes compétences acquises dans ces cinq années d’ingénierie pour aller construire un puit durable dans ce même village est un exemple pour tes mille collègues de promotion. Boycotter l’ingénierie n’est pas une solution, tu laisserais la place à tous les diplômés qui se sont laissé emporter sans tourner leur boussole, ils viendront même envahir la petite mer dans laquelle tu aurais pu avoir une importance capitale. « Engagez-vous ! » « We need you ! » disaient-ils… Aujourd’hui, le « we » est tout autre mais le message est le même.
Il se trouve que c’est toi qui tiens la boussole et le compas. C’est en affirmant tes valeurs, en acceptant de les vivre pleinement, de sortir du confort de la voie toute tracée, de refuser de travailler pour un groupe qui te rapportera trois SMICS par mois et te permettra de vivre une vie confortable et de te tourner vers des organismes où tu vas pouvoir réellement travailler pour le futur et aider ceux qui en ont besoin que le monde changera. Ne sois pas défaitiste en affirmant des grands propos comme «Tant que les grands organismes existeront, on ne pourra rien faire. », « On ne sera jamais assez forts contre le pouvoir de l’argent. », « Qui écoutera un pauvre ingénieur comme moi ? » et pense plutôt : « J’ai de la chance de sortir d’un grand groupe comme l’INSA, je peux avoir du poids et montrer que je m’intéresse à quelque chose de plus grand que le profit économique. ». Avec un peu de volonté peut être arriveras-tu à toucher même les plus grands groupes ? Tu dois sûrement te demander qui je suis pour te dire tout ça… Je n’ai pas la prétention d’avoir la science infuse et de t’énoncer ici une vérité absolue, je ne suis qu’une simple étudiante en 4ème année en génie mécanique. Mais il est important pour moi de transmettre mes valeurs. A l’heure où la tempête menace d’éclater, je ne peux pas rester assise dans ma barque quand j’en vois tant d’autres endormis dans la leur. En vivant de nombreuses choses à l’extérieur de l’INSA, je me rends compte que si tu ne vis pas de tes valeurs, si tu les laisses s’étouffer et si tu ne laisses pas ton sens critique s’exprimer, ta santé en pâtira. Pourquoi crois-tu que de nombreux quarantenaires finissent en burn-out pour des raisons professionnelles, ou se reconvertissent artisans ? Ils te le diront eux-mêmes : ils se sont laissé emporter par le courant parce qu’on leur a dit « Tu es intelligent, suis cette voie, ne te pose pas de question, elle t’apportera prospérité et sécurité. ».
Ne fais pas comme eux. Réveille-toi, regarde autour de toi, explore de nouveaux horizons et suis la voie qui t’intéressera le plus mais surtout qui te correspondra le plus. Qui sait, ce sera peut-être la voie que tu avais choisie au départ, tant mieux, cela veut dire que tu y es vraiment bien, restes‑y, mais au moins tu auras vu d’autres choses et tu te seras laissé le choix de ta carrière. Dans tous les cas ne l’oublie pas : l’avenir est entre tes mains, ne les mets pas dans ta poche.
Charlotte Bricout
Il me semble paradoxal de dire que les financements de l’INSA vont aux grandes groupes alors que l’INSA s’y intéresse justement parce qu’ils sont pourvoyeurs de fond.
Je ne suis dans aucune section artistique, je n’ai pas entendu parler de coupe budgétaire. Au contraire, je sais que la nouvelle section cinéma études a ouvert. Et l’INSA a mis du temps à rendre diplômante ses sections artistiques, mais est-ce vraiment dû à un blocage de la part de la direction ?
Est-ce qu’on peut vraiment en conclure que la direction de l’INSA cherche à détruire son côté “humaniste” ? Ou du moins, qu’elle fait le choix de privilégier sa relation avec les entreprises au détriment des sections artistiques ?
Ça me questionne. Du reste j’adhère au message de fond.
Salut Damien, ça roule ?