Il régnait dans la pièce une atmosphère bonace. Seul le milieu de ce qui s’apparentait à être un atelier miséreux était éclairé par une faible lueur annonçant l’aurore, modeste lumière se faufilant à travers une lucarne perchée dans une toiture miteuse, tel un héraut venu annoncer aux âmes vivantes la fin du crépuscule. L’endroit paraissait à l’abandon, le sol était maculé et poussiéreux et différents matériaux étaient dispersés à travers l’espace de manière insouciante et désordonnée. Au milieu de cette cacophonie visuelle se tenait un homme en appui sur son séant, pinceau à la main à l’œuvre sur une toile se tenant devant lui. On aurait pu croire, à l’acuité et à la grâce de ses gestes, qu’il respirait jouvence et vitalité. On eût cependant tôt fait, en l’examinant de plus près, de remarquer à sa longue chevelure blanche abondante effleurant ses genoux et à son regard distrait et fatigué que sa jeunesse appartenait aujourd’hui à une autre époque.
Outre la sonorité que généraient les coups de pinceau las et répétitifs, on discernait plusieurs voix émanant de différents endroits de la pièce, l’homme n’était vraisemblablement pas seul.
— N’en avez-vous donc pas fini avec cette pochade Gustave ? On finira par prendre votre hostilité pérennelle à quitter ces lieux pour de la démence. Sortez donc prendre l’air, voyons.
L’homme qui venait de parler semblait lui aussi anéanti, son teint blafard était digne d’une œuvre de Picasso dans sa période bleue, il semblait avoir perdu espoir en sa propre existence, mais s’obstinait à inciter le restant des mortels à en tirer profit.
— Je ne fais pas de pochades William, combien de fois devrais-je te le répéter ? Mes toiles renferment ce qu’il y a de plus profond en moi, elles sont un avant-goût de mon être, une allégorie matérialisant mes inquiétudes, mes allégresses, toute mon âme y réside. Il n’y a que dans l’art que l’homme se doit d’être, et si j’avais eu une vie à revivre, l’art y aurait été quintessencié.
— Inutile de le raisonner, cet homme ne ressortira probablement plus jamais de cette pièce. Ah ! tant de guerres et de conflagrations, tant de lutte et de révolte pour que l’homme soit libre ! Libre de penser, libre d’agir et libre d’être. La démocratie cher ami, quelle histoire romanesque ! Il me désole que vous n’en vouliez plus.
L’individu qui avait pris la parole cette fois-ci avait l’air vif, ses sourcils étaient arqués et son nez droit, ses yeux brillaient d’une lueur traduisant la sagacité et la finesse du personnage. Son accoutrement d’une élégance recherchée et son maintien chevaleresque lui donnaient l’air d’avoir été taillé, sculpté sur du bois.
Sitôt le discours de son hôte fini, il s’était dessiné sur le visage du vieil homme une expression de mépris profond et nauséabond.
— Libre dis-tu ? Mais libre de quoi, au juste ? Suis-je libre de m’exprimer si je ne puis exprimer au final, sous peine d’être pris pour marginal ou réfractaire, que les opinions conformes aux normes sociétales de bienséance, normes par ailleurs si coquettes et pesantes qu’elles ont le chic de se réinventer toutes les décennies. La démocratie, quelle belle supercherie ! J’aurais ma foi bien été enclin à disserter savamment avec toi des conséquences fâcheuses des choix démocratiques qu’eurent les populations passées si l’Histoire ne s’en eût pas été occupée avant moi. Moi, je suis contre la démocratie, ou du moins la démocratie telle qu’elle est perçue et véhiculée par les plus éclairés de nos intellectuels et politiques, l’association de ces termes en notre époque en devient presque un oxymore des plus burlesques. Et ne me dis pas que le peuple n’eût que ce qu’il méritait, qu’il sut tracer sa destinée. Après tout, que vaut le choix de l’instrument si l’on sait que notre tête est à couper ? L’être humain était prédestiné à de nobles horizons, à une beauté pittoresque et à des jours merveilleux, mais l’évolution en fit autrement et nombreux vices prirent part à notre existence et se nourrirent de nos chagrins : Convoitise, haine, peur et malhonnêteté. Tels sont les traits qui firent chuter l’homme d’un harmonieux paradis sur terre à une misérable existence où rien ne nous suffit et où tristesse et dépression sont synonymes de quotidien. Ah ! Seuls les artistes, les affranchis et les cœurs purs devraient être autorisés à vivre, et quelle vie auraient-ils vécue…
La conversation fût soudainement interrompue par de légers coups sur la porte, qui, de l’intérieur, furent perçus comme un fracas tonitruant venant perturber un univers à part entière. Deux hommes minces aux regards alarmants, vêtus de longues blouses blanchâtres apparurent au seuil de la porte.
— C’est donc lui ? Mais pourquoi est-ce que sa chambre est dans cet état ? S’exclama l’un d’eux.
— C’est un patient particulier, répondit l’autre. Il vit ici depuis une dizaine d’années et a son espace personnel. Il fut autrefois illustre sénateur, et vous le reconnaîtriez s’il n’était pas enfoui sous cet amas de poussière et n’était pas si peu soucieux de son aspect extérieur. Suite à une erreur judiciaire, il fût autrefois accusé de s’être servi dans les caisses du trésor public et d’avoir délibérément mis l’ensemble de l’empire en grand danger. Le peuple lui en voulut terriblement et ce n’est que plusieurs années plus tard que la vérité éclata au grand jour. Entre-temps, il perdit sa tête et sa famille décida de l’insérer dans ce centre psychiatrique. Il n’en sort jamais, prend ses repas à l’intérieur, mange rarement et ne reçoit aucun visiteur. Ses œuvres sont toutefois impressionnantes à bien des égards.
— Mais, je ne comprends pas, déclara le premier médecin, j’ai clairement entendu plusieurs voix converser depuis l’extérieur, et vous me dites qu’il loge seul dans cette chambre.
— Ne l’avez-vous pas remarqué à la disposition particulière de ses œuvres ? Ses conversations sont exclusivement entre lui et ses toiles, je ne saurais vous dire si elles lui semblent humaines, mais il converse avec elles à longueur de journée.
— Est-il donc décidément fêlé ?
— Qui sait, s’il ne l’est pas, c’est que nous le sommes…
Salim Hafid
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