Notre troupeau s’était rassemblé près d’un point d’eau, mes concitoyens épars et perdus, nous ne savions vraiment pas, à ce moment, où aller. Notre président, le vénérable seigneur Lion, était mort la nuit dernière. Il avait chuté d’un promontoire rocheux avant de voir sa pauvre dépouille piétinée par un troupeau de Gnous. Qu’allait devenir notre vie sans un tel dirigeant pour nous guider ? Des élections allaient prochainement être organisées, les plus grands prédateurs de la savane se présenteraient, et sans transition, ils se feraient bien sages, lisses et agréables. Mais c’était l’ordre des choses, nous, Zèbres, devions nous faire dévorer et pourquoi se plaindre ? On nous laissait encore le choix de la gueule qui nous accueillerait. Je votais habituellement pour les Lions, jusqu’à très récemment en fait. Les Girafes avaient relaté dans leur journal, Saga Africa, la chasse affreuse d’une Gazelle déchiquetée par des Lionnes et laissée en pâture aux Hyènes. Le quotidien avait, sans doute, s’agissant des Lions, grandement diminué les faits. Quelle lecture sinistre ! À l’inverse, la semaine dernière, nous avions observé un Crocodile se jeter à la gorge d’un Gnou. La mort avait été instantanée et il avait semblé à une partie de mes congénères que les gnous avaient finalement fait le bon choix en portant un crocodile au pouvoir.
Les débats allaient bon train autour de notre point d’eau habituel. Un petit groupe s’était détaché du troupeau pour se réunir autour du seul exemplaire de l’hebdomadaire des rhinocéros disponible, le Rhino Repu. Un journal de doux utopistes où les rhinocéros prêchaient l’indépendance vis-à-vis des prédateurs. Mais ils avaient une corne eux, ils pouvaient se défendre et savaient gérer seuls leur population. Les zèbres qui suivaient leurs préceptes ne contribuaient en rien à l’avenir du troupeau, contrairement aux Crocodiles qui s’étaient tirés sur la berge pour nous présenter leur candidat. C’était un vieux reptile aux écailles brunâtres, un œil rayé par une cicatrice. Il avait fière allure, évoquait la sécurité et la sagesse. C’était la perspective pour notre troupeau d’être chassé pour la bonne cause : maintenir une population constante et raisonnable, pour la prospérité de notre espèce. Ils nous promettaient également de ne pas contaminer nos points d’eau avec les cadavres de nos congénères. Que c’était attentionné de leur part, j’étais conquis ! Puis le Saga Africa fût livré. Les Girafes, comme d’habitude, roulaient pour les Lions et consacraient plus de dix pages élogieuses à leur candidat, Roger, le neveu du défunt président. Celui-ci proposait d’augmenter les chasses pour prévenir le troupeau d’une disparition de la nourriture aux alentours, due au manque de pluie ces derniers mois. Nous n’avions rien remarqué d’anormal, mais les Lions étaient connus pour leurs fines statistiques et leurs prévisions rigoureuses. Une seule petite page était dédiée au candidat Crocodile. Elle ne fournissait que les informations très factuelles comme son implication dans le meurtre d’un citoyen du troupeau quelques années plus tôt alors que les Lions étaient au pouvoir. Et puis, page quinze, un article traitait d’une candidature inédite, celle d’un jeune Guépard au pelage délicatement tacheté, le port fringant. Il se présentait comme solitaire et ne souhaitait dévorer qu’un citoyen du troupeau tous les trois jours. Pour les uns, c’était un scandale. Qui osait se présenter face aux Crocodiles et aux Lions ? Pour les autres, c’était l’espoir, celui de ne plus vivre dans la nécessité du sacrifice. Progressivement, une partie de mes concitoyens se mit à afficher un vif soutien au nouveau candidat. Mais il n’y avait pas d’inquiétude à avoir, les sondages faits par les Girafes donnaient les lions largement vainqueurs.
Trois jours plus tard, les candidats et le troupeau étaient réunis autour du grand baobab qui trônait au milieu de notre savane. Les prétendants posèrent leur patte sur le tronc à la circonférence démesurée du vieil arbre et prêtèrent serment de protéger notre troupeau de la surpopulation en cas de victoire et de ne pas l’approcher en cas de défaite. Comme d’habitude, une dérogation avait été accordée aux charognards pour disposer des carcasses jusqu’au prochain scrutin. Puis, le vote commença et un à un, mes concitoyens et moi-même passâmes devant le baobab pour déposer un bulletin dans une cavité du tronc. Puis vint le moment du dépouillement. Les girafes comptèrent chaque voix, le suspense était insoutenable, les lions semblaient très sûrs d’eux. Mais le coup de théâtre ne se fit pas attendre. Rapidement le guépard était largement en tête, ce fut la stupeur générale. Roger, le candidat Lion, voyant ce résultat inacceptable, ce crime de lèse-majesté, ce blasphème républicain, rugit alors pour lancer la malédiction. “Moi, je suis contre la démocratie !” Et sur le troupeau tétanisé, se rua immédiatement une horde de lionnes, tous crocs dehors. Les Crocodiles, eux aussi, débridés par la violence de l’assaut, sautèrent à la gorge de mes amis Zèbres. Le Guépard, pourtant vainqueur, déguerpit comme un lâche pendant que les Girafes prenaient des notes. C’était la terreur. Les Hyènes commencèrent à se lécher les babines et le noir vol de Vautours donnait le tournis à cette scène nauséabonde. Avec quelques acolytes quadrupèdes, nous réussîmes à nous échapper avant d’être attaqués, esquivant les Lionnes déchaînées, les Crocodiles enragés, les charognards empressés. Nous étions couverts du sang de nos concitoyens, nous pensions au Rhino Repu, qui nous avait mis en garde. Les idées se bousculèrent alors dans ma tête. Leurs mensonges. Leurs manipulations. Leur illusion démocratique. Je me rappelai soudain ces mots crachés par un célèbre Lama en Amérique du Sud et qui prenaient maintenant tout leur sens : le présent était fait de lutte, l’avenir nous appartiendrait.
Paul Compagnon
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